Chroniques

par bertrand bolognesi

Jean-François Heisser et Marie-Josèphe Jude
Théodore Gouvy | Sonate en ré mineur Op.66

Festival Palazzetto Bru Zane / Théâtre des Bouffes du nord, Paris
- 10 juin 2013
Jean-François Heisser et et Marie-Josèphe Jude jouent Gouvy
© thomas chapuzot

C’est à l’aura particulière de la « double-table », autrement dit de deux pianos, que le tout jeune Festival Palazzetto Bru Zane confie sa soirée de clôture [lire notre chronique de la veille], ouverte par la transcription par Claude Debussy de l’Ouverture du fliegende Holländer de Richard Wagner. L’interprétation de Marie-Josèphe Jude et Jean-François Heisser affirme tout à la fois une emphase opulente et une sonorité parfois assez sèche (la fin de la tempête, par exemple), décline une ballade d’une grave tendresse, dessine délicatement la très brève réminiscence du thème des fileuses – pourquoi Wagner l’escamote-t-il, dans cette Ouverture qui, du coup, n’en est déjà plus une ?... –, enfin use de grandes qualités expressives non dénuées d’une certaine audace dans les contrastes.

Trois ans avant que Debussy entendît le prélude du Vaisseau fantôme, le Sarrois Gouvy écrivait sa grande Sonate en ré mineur Op.66. (1876). Avec elle, le programme de ce soir rejoint celui donné par les mêmes artistes au Conservatorio Benedetto Marcello de Venise, le 21 avril dernier, dans le cadre du passionnant festival Théodore Gouvy, entre France et Allemagne, conçu par le Centre de musique romantique française, auquel ces pages ont fait écho il y a peu [lire nos chronique du 17 mai et du 19 mai 2013]. Indiqué à 104 à la croche, un Largo maestoso en introduit l’écoute dans un grand élan qui regarde du côté de la pompe française baroque, mais où l’on rencontre aussi la coiffure et le menton d’Anton Rubinstein, mâtiné d’un recueillement lisztien un rien pontifiant. La sicilienne du Tranquillo rappelle Mendelssohn, tandis qu’après une brève réminiscence des premières mesures la grande patinoire des vingt doigts conjugue mélodie rapide et redondante, apparentée au fameux thème Quarantième de Mozart (Symphonie en sol mineur K.550). Un lyrisme un rien salonard habite le mouvement que conclut un ultime retour à l’Ouverture, un rien fruste, cette fois, achevé dans une désertion saisissante, à peine soulignée par une appogiature en triples croches à la manière de la marche funèbre de la Troisième de Beethoven (Symphonie en mi bémol majeur Op.55) ou de la Sonate en si de Liszt.

L’Adagio cantabile recourt à une lumière sombre, à peine coloré d’une inflexion de Lied, dans une respiration généreuse. Il s’agit nettement d’une romance sans parole (Mendelssohn, encore) qui toutefois distille un spleen plus « français » qu’il n’y paraît de prime abord, annonçant même certains effets du symbolisme naissant (« toujours très sourd et mystérieux », comme dit la partition). Enfin, l’œuvre s’achève dans une infernale virevolte (Allegro vivo) dont la facture relativement académique quoique brillante (d’une « lourde légèreté », s’il faut oser) renoue avec le thème redondant du premier épisode. Les redoutables scherzandos radicalisent les effets jusqu’au final più animato d’un goût moins certain, vertigineux et tonitruant.

Retour à 1830, après l’entracte, avec la Symphonie fantastique de Berlioz (précisément Épisode de la vie d’un artiste, symphonie fantastique en cinq parties Op.14) qui en son temps salua la musique de Gouvy. Nous n’entendrons pas la célèbre transcription pour piano de Liszt, mais celle pour deux pianos que signa Jean-François Heisser lui-même. Le chant dépouillé de Rêveries bénéficie du phrasé subtil de Marie-Josèphe Jude, ciselé par les ponctuations farouches d’Heisser. Débarrassée de la virtuosité intrinsèque à la réduction d’un vaste orchestre en deux mains, cette adaptation (et Passions illustre parfaitement ce propos) s’ingénie à faire sonner la symphonie plutôt qu’à écheveler le musicien. Un bal est rondement introduit, l’exécution se penchant ensuite sur le « vrai » sujet dans un rubato un peu excessif. La ténuité des phrasés se joue de l’inévitable côté squelettique de l’exercice, dans la Scène aux champs.

La distance prise d’une table l’autre dans la respiration réinvente étrangement la distorsion des timbres ; sans doute l’auditeur est-il par-devers lui possédé par la manie des reconstitutions instrumentales – à démêler ce qu’il perçoit, ce qu’il veut percevoir, ce qu’il croit avoir perçu, ce qu’il en rêve tout debout, on ne parviendrait pas. Le « dramatisme » de la Marche au supplice s’accommode avantageusement du caractère lapidaire du son et du jeu, soulignant d’autant son effroi dans un savoureux relief. Pour finir, Songe d'une nuit du Sabbat se révèle polychrome, avec son bluffant effet de cloches – « si l’on ne peut trouver deux cloches assez graves […], il vaut mieux employer plusieurs pianos à l’avant-scène. Ils exécuteront alors la partie de cloches en double octave, comme elle est écrite », dit la partition de Berlioz. Aux pianos, les rythmes se conjuguent « goulument » et la fugue gagne un élan fou, par-delà une dynamique plutôt restreinte.

BB