Chroniques

par bertrand bolognesi

Inferno, ein Spiel von Menschen unserer Zeit
Inferno, une pièce sur les hommes de notre temps

film de Fritz Lang – musique de Michael Obst
Forum des images, Paris
- 20 mars 2019
"Inferno, ein Spiel von Menschen unserer Zeit" de Fritz Lang (1922)
© dr

À peine un mois après son irrésistible Princesse aux huîtres (Die Austernprinzessin, 1919)qui nous faisait applaudir Foxtrot Délirium de Martín Matalon [lire notre chronique du 22 février 2019], retrouvons Fritz Lang (1890-1976) dans la deuxième (chronologiquement) de ses plus grandes pages. Der müde Tod sorti en salle un an auparavant, le cinéaste se penche, avec l’amie Thea von Harbou, sur un roman de Norbert Jacques paru quelques mois plus tôt. De là naît Doctor Mabuse, der Spieler, film de près de cinq heures, articulé en deux parties de plusieurs actes chacune. C’était le début d’une aventure au long cours, puisque le sombre personnage occupera le réalisateur jusqu’en 1960 (Die 1000 Augen des Dr. Mabuse).

Romancier luxembourgeois s’exprimant en langue allemande, Norbert Jacques (1880-1954), bien que destiné par ses parents à une carrière de juriste, fréquente dès l’automne 1901 le milieu allemand du théâtre et de la fête. Il se fixe à Bonn en tant que journaliste. En 1904, il est en poste au bureau berlinois de la Frankfurter Zeitung. Les années qui suivent le montrent en grand voyageur, principalement en Amérique latine. Son deuxième ménage l’amène à poursuivre la découverte du vaste monde, en compagnie cette fois. Il explore l’Asie et l’Océanie d’où il gagne la côte péruvienne par le Pacifique. La guerre vient interrompre cette joyeuse errance. Le voilà correspondant de guerre en Belgique, en France, en Angleterre puis sur le front de l’Est. La paix revenu, il s’installe avec son épouse non loin de Lindau, au bord du lac de Constance. Il repart bientôt sur les mers, professionnellement désormais, dépêché par un producteur pour accompagner une équipe de tournage au Brésil. Il mène une existence aventureuse, au Moyen-Orient et à travers les Andes, ce qui donne naissance à de nombreux récits à succès. Soudain, les lois raciales du régime hitlérien portent leur ombre sur sa famille : sa femme est juive, ils se séparent, elle s’exile au États-Unis ; leurs deux filles ne pouvant être considérées comme aryennes, il parvient à faire valoir son origine luxembourgeoise pour les protéger en Suisse. Pendant la guerre, il fournit sujets et scénarios historiques au cinéma allemand. Après la chute du nazisme, Norbert Jacques passe ses dernières années à écrire dans sa maison près du lac. Son autobiographie paraît en 1950. Il y aura encore un voyage américain, au début des années cinquante (Chili, Argentine, etc.). Une crise cardiaque le terrasse à Constance, au printemps 1954. Il laisse près de soixante titres, romans de divers types (noirs, de voyage, d’aventure), essais, satires et livres de souvenirs. Le Docteur Mabuse, sa curieuse créature, lui survécut grâce aux films de Fritz Lang.

Le compositeur allemand Michael Obst est né à Francfort en 1955. Il mène une carrière de professeur de composition et de pianiste, principalement au sein de l’Ensemble Modern dont il est un des fondateurs et où Pascal Gallois, à l’initiative de ce ciné-concert, fit sa connaissance il y a bien longtemps [lire notre entretien]. D’abord prolifique dans le domaine de la musique électronique, Obst s’absorbe bientôt dans l’application de ces moyens expressifs spécifiques à l’écriture instrumentale, ce qui donne lieu à tout un corpus d’œuvres où la virtuosité est souvent requise. Il aborde activement le cinéma en livrant une musique pour Der große Spieler, ein Bild der Zeit, la première partie de Doctor Mabuse, der Spieler, créée par Kasper de Roo à la tête de Modern, à la Philharmonie de Cologne le 31 mars 1991. Deux ans plus tard, il livre Inferno, ein Spiel von Menschen der Zeit pour accompagner la seconde partie, Inferno, ein Spiel von Menschen unserer Zeit : il s’agit d’une commande de l’Ircam, du Festival d’automne à Paris et de l’Ensemble Intercontemporain qui, sous la battue de David Robertson, en donne la première au Théâtre de l'Odéon, le 29 octobre 1993.

Alors que le premier épisode, fort contrasté, alternait deux séquences solistiques avec trois tutti, en parfaite adéquation avec la dramaturgie du film, Inferno identifie certains personnages dans l’instrumentarium, comme la contrebasse, amplement employée lors de la confidence du comte, ou le violon qui véhicule l’angoisse de la comtesse captive. L’effet agit tel un parcours chambriste dans les timbres où s’invitent des couleurs d’autres univers, comme ces accents de musical lors de la grande scène publique de suggestion où le criminel hypnotise le procureur Wenk, son adversaire. On apprécie les interventions soignées des jeunes musiciens de Tempus Konnex, au service de l’expressivité. De même la densité musicale illustrant l’assaut de la maison de Mabuse – une scène où Hitchcock a clairement puisé pour l’affrontement final de L'homme qui en savait trop dans sa première version (The man who knew too much, 1934) – s’impose-t-elle en climax, dans la lecture inspirée de Pascal Gallois. La projection gagne en intensité grâce à la partition de Michael Obst, avec trois superbes moments qui mènent la conclusion : un âpre solo de violoncelle lorsque le pervers se trouve finalement enfermé avec les aveugles dans son repaire de faux-monnayeur, une étonnante partie de percussions sournoises qui infiltre l’apparition des spectres de ses victimes, enfin l’élévation des cuivres sur un glas sinistre mais paisible lors de l’arrestation.

BB