Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Austernprinzessin | La princesse aux huîtres
film d’Ernst Lubitsch – musique de Martín Matalon

Conservatoire Edgar Varèse, Gennevilliers
- 22 février 2019
Martín Matalon signe une nouvelle musique pour Die Austernprinzessin (1919)
© dr

Il était une fois, dans un riche palais à l’ostentatoire art déco néobaroque du plus mauvais goût, monsieur Quaker – peut-être en référence moqueuse aux suiveurs du mouvement religieux éponyme ou, si l’on ajoute un c en bonne place, synonyme de charlatan(quacker). Après avoir dicté ses directives à une douzaine de dactylos soumises, l’homme, qui a fait fortune dans le commerce des huîtres américaines, doit faire front à sa fille. La jeune Ossi déchire les journaux et balance les potiches contre les miroirs : tant qu’elle n’aura pas épousé un comte,elle ne décolèrera pas. Génie comique incontestable, maniant l’humour le plus raffiné comme la veine burlesque avec une férocité toute personnelle, Ernst Lubitsch, aussi sérieusement drôle que l’indique son prénom, signait en 1919 une bobine irrésistible intitulée Die Austernprinzessin. À Valence le 20 janvier 2015, l’ensemble Ars Nova créait Foxtrot Délirium pour douze instrumentistes et dispositif électronique, une œuvre spécialement conçue par Martín Matalon pour soutenir la projection de ce chef-d’œuvre du cinéma muet.

Aussi retrouve-t-on avec bonheur le compositeur argentin dans une pratique où il est passé maître, depuis Metropolis (1995/2011) écrit pour le film éponyme de Fritz Lang (1927), puis sa trilogie Luis Buñuel que constituent Las siete vidas de un gato (1996), Le scorpion (2002) et Traces II « La cabra » (2005), respectivement destinés à accompagner Un chien andalou (1929), L'âge d'or (1930) et Las Hurdes (1933) [lire nos chroniques du 26 avril 2014, du 27 mars 2003 et du 13 mars 2005]. Face à nous, l’écran. Devant lui, deux postes de percussions de part et d’autre du piano, queue vers le chef, forment le rang 3 du groupe instrumental. Au deuxième, une flûte en sol, un saxophone, un basson (avec contrebasson) à gauche de la finitude du grand crocodile de concert ; à droite un cor, une trompette et un trombone. La harpe, le violon et le violoncelle font le rang 1, face au chef. Ce soir, à l’auditorium du tout neuf conservatoire Edgar Varèse de Gennevilliers, Pierre Roullier dirige l’ensemble 2e2m.

Indiquée « comédie grotesque en quatre actes », Die Austernprinzessin regorge de trouvailles insensées qui d’emblée provoquent des rires d’abord contenus, bientôt de plus en plus francs, enfin sainement débridés. En musique, faire rire peut s’avérer un exercice périlleux. En faisant glousser les cuivres sur l’apparition du roi des huîtres, Matalon s’en sort plus qu’adroitement [lire notre entretien]. Au fil d’une partition rythmée, pleine de vie, surgissent des commentaires savoureux, comme cette douce partie de trombone déjantée (Jules Boittin) sur la scène 3 du premier acte, lorsqu’une gouvernante donne à la future épouse et mère une formation avec un baigneur qu’il faut baigner puis talquer. Le minutieux tissage de la musique va bon train, jusqu’à sa clé de voûte : dans une salle de bal l’orchestre donne un foxtrot frénétique dont l’épidémie se répand des musiciens et des invités de la noce aux serveurs et même aux marmitons, dans leur cuisine-usine à la mécanique redoutablement huilée (Acte III). Sur l’écran, tous se secouent et se tortillent sous l’élan d’un chef totalement zinzin et démentiellement déhanché qui contraste follement avec la rigoureuse concentration de Pierre Roullier. Alors qu’une bûche est sciée sur l’estrade du banquet et qu’on s’y colle des tartes en rythme, le jeune marié – tout le monde le prend pour Nucki, le prince ruiné acheté par Quaker à un marieur (dénommé Seligson, soit fils-béni !) pour donner à sa fille « un arbre généalogique digne de nos huîtres » – se baffre scrupuleusement, après avoir siroté tous les verres sur un motif répétitif miaulant et vinaigré de percussion. Immédiatement après, l’errance vaporeuse confiée à la flûte en sol (Jean-Philippe Grometto) illustre le piteux repas du vrai Nucki qui, dans sa mansarde misérable, engouffre un triste hareng sec.

Mordante, la critique sociale frappe à toutes les portes, mais si le rire carnassier du Berlinois n’épargne personne, il aime surtout frapper les puissants dont il déboulonne en un clin d’œil la fausse moralité, et assume un faible pour la jeunesse, même atrocement capricieuse, comme en témoigne une tendre taquinerie poétique. On ne dira pas tout, ce serait dommage, réservant ses surprises au lecteur auquel on souhaite de voir le film. En cinquante minutes, le couple Foxtrot Délirium de Matalon et Die Austernprinzessin de Lubitsch donne à penser avec une roborative bonne humeur. Bravo !

BB