Chroniques

par david verdier

Het Koninklijk Concertgebouworkest
Mahler par Daniele Gatti

Lucerne Festival / Kultur und Kongresszentrum, Lucerne
- 1er septembre 2013
Daniele Gatti dirige le Koninklijk Concertgebouworkest au Festival de Lucerne
© peter fischli | lucerne festival

Abbado. Mahler. Lucerne. Depuis dix ans, ces trois noms sont si intimement liés dans l'imaginaire du public qu'on mesure désormais les interprétations mahlériennes à l'aune de la vision du chef milanais – l'idolâtrie… erreur fatale.

Un autre Milanais investit les lieux pour y interpréter la Neuvième à la tête du prestigieux Koninklijk Concertgebouworkest. Daniele Gatti fréquente depuis plus de dix ans cet univers fait d'intrications et de chausse-trappes. En remettant une nouvelle fois cette œuvre sur le métier, il décèle derrière les certitudes un doute qui permet de mieux en investir la complexité. Complexe en elle-même et miroir de notre propre complexité, cette page accompagne toute une vie d'auditeur et de chef d'orchestre. C'est la condition sine qua non pour pouvoir s'approprier ce matériau fait d'imbrications et dissolutions d'accords qui font voler la tonalité en éclats ou, au contraire, l'expriment dans tout son archaïsme. Sur ce point précis, il faut se méfier de l'impression réductrice que Gatti « brucknérise » son Mahler à l'inverse d'un Abbado qui « malhériserait » le sien [lire notre chronique du 29 août 2013]. Il n'y a rien ici d'une sensualité hors propos ou d'une volonté de séduction qui comme un masque viendrait se plaquer sur le discours musical pour en dissimuler la signification profonde.

Dans cette Symphonie en ré majeur n°9 plus qu'ailleurs l’on aura rarement entendu à ce point ces zones de résistance, de dureté parfois, qui signalent à celui qui voudrait les suivre que les chemins qui mènent à l'ataraxie demandent des efforts littéralement surhumains. Âpre et tourmenté, ce Mahler-là étreint l'auditeur avec une rugosité qui en fait oublier tout élément nostalgique ou psychologisant. Pour être complet, ajoutons qu’ici Daniele Gatti réinvestit de toute évidence la leçon de ses interprétations de Berg et la très haute tenue de son Parsifal [lire nos chroniques du 2 mars 2013, du 9 mars 2012 et du 15 août 2011] : pureté des lignes architecturales et étendue du matériau. On ne voyage pas sans monture vers de tels sommets. Le Koninklijk Concertgebouworkest répond sans complaisance à l'exigence du chef par une tension magnifique, des cordes acérées et des cuivres d'une raucité inédite.

L’Andante comodo est saisi au vol dans un contrepoint d'effets exagérément métronomiques, comme s'il s'agissait de tenir à distance l'intensité émotionnelle. Dans ce premier mouvement, l'orchestre fait la démonstration d'une alternance remarquable des surfaces sonores, mais avec une polyphonie d'effets encore un peu distanciés. Il n'y a pas à proprement parler de désespoir, mais déjà une forme de résistance intrinsèque au-delà de laquelle on tomberait dans l'anecdote et le sentiment. On marche résolument vers la mort ; c'est elle qu'on aperçoit là, tout au bout, dans une coda où soudain le retour du thème et les efflorescences indiquent chez Gatti un rapport plus intime avec le silence et le recueillement…

Im Tempo eines gemächlichen Ländlers – on entre dans le vif du sujet. Avec un brio qui ne s'embarrasse pas de précautions s'ouvre un chant de la terre, tellurique et minéral, à l'opposé de ce gemächlichen (confortable) – eau-forte dans laquelle se précipite une petite harmonie aux reflets coruscants dans cette valse centrale à la respiration haletante. Ce soir l'orchestre peut tout et le chef le sait pertinemment. Comment expliquer sans cela la densité incroyable du Rondo-Burleske, avec cette polyphonie qui prolifère irrésistiblement jusqu'à la suspension de la trompette solo ? La danse macabre est vertigineuse, hérissée du fracas et des grinçants rouages de la terrible machine de guerre en mouvement.

L'Adagio referme le livre d'image sur le combat de Jacob avec l'ange, sans jamais chercher à dématérialiser le flux musical vers les limbes. Rien d'éthéré dans cette stratification impressionnante qui semble se figer à l'approche de la fin. Gatti suspend la giration des lignes thématiques à un point tel que le ralentissement traduit une force de résistance quasi-insoutenable. Le grain se densifie et s'assombrit dans les dernières mesures, avec le silence comme seule issue. Vision dantesque s'il en est.

DV