Chroniques

par katy oberlé

Gustav Mahler | Symphonie en ré mineur n°3
Anna Larsson, Berliner Philharmoniker, Iván Fischer

Knabenchor am Berliner Dom, Frauenchor des Berliner Rundfunk
Philharmonie, Berlin
- 27 janvier 2016
le grand chef hongrois Iván Fischer joue Mahler avec les Berliner Philharmoniker
© marco borggreve

Un petit saut jusqu’à Berlin, dans l’hiver encore doux, un soir de Sainte Angèle, ça ne se refuse pas – surtout quand il s’agit d’aller écouter la Symphonie en ré mineur n°3 de Gustav Mahler ! Et mieux encore lorsqu’Iván Fischer, l’un des meilleurs mahlériens du moment [lire notre chronique du 26 septembre 2012], qui a d’ailleurs gravé d’excellentes versions, est à la tête des prestigieux Berliner Philharmoniker !!

Avec la Huitième, la Troisième (1896) est la plus monumentale du Viennois, imaginant la naissance du monde, vénérant la nature et ses beautés, s’étonnant de l’arrivée de l’Homme, empruntant au Zarathoustrade Nietzsche pour s’interroger sur notre devenir et convoquant même, après le chaos, la cohorte des anges.

La vigoureuse salve qui introduit la première partie (Kräftig. Entschieden) saisit immanquablement l’auditoire. La nudité qui caractérise l’approche de ce commencement par le chef hongrois, la précision des cuivres, leurs couleurs qui se détachent sur le frisson des cordes et les timbales, péremptoires, décrit en chaos cosmique la Genèse et ses grouillements planétaires. Mais voilà que le monde apparaît, dans un formidable élan, avec cette force qui, avec puissance, nous poussera ensuite, dans la paix, à « retrouver le chemin de la vérité » comme l’écrivit mon ami Henry-Louis de La Grange à propos d’Urlicht (Symphonie en ut mineur n°2, 1894). Au retour du motif d’ouverture, donc après une grosse vingtaine de minutes, la musique vient me chercher, me replonge dans son sujet. Les cuivres ouvrent les murs de la Philharmonie sur les constellations d’où la caresse des cordes semble alors venir. L’exultation incroyable du final s’enflamme dans un tempo de plus en plus fou, qui jubile, explose : voilà le monde fait et, avec lui, la vie !

L’élégance du Menuetto, premier mouvement de la seconde partie, doit beaucoup au geste de Fischer. Chez chaque musicien il provoque le meilleur de son savoir-faire. Rien de droit, dans ce passage totalement Mitteleuropa. Avec ce chef, la contemplation n’est pas désincarnée : c’est en jouisseur qu’on aborde les bonheurs de la nature. Aucune rigueur dans l’interprétation, mais rien d’une mièvrerie champêtre. La nuance finale pourrait consoler de tout. Et c’est dans le même raffinement que commence le Scherzo, d’un pas qui fait bouger les rangs – on en danserait, oui !

Je me souviens de moments précieux avec Henry qui prenait un peu de temps pour m’expliquer, derrière un sourire malin, pourquoi cette symphonie était ma préférée… sans me dire laquelle était la sienne. Iván Fischer s’attarde voluptueusement à chercher les saveurs, et c’est dans une énergie spectaculaire qu’il précipite la coda.

Mystère impénétrable que celui d’O Mensch! par la voix chaude d‘Anna Larsson… Là aussi, Fischer prend le temps, installe sagement l’éveil de l’Homme à « la profonde éternité », dit le poème de Nietzsche. La rondeur de la clarinette et la tendresse du timbre de la chanteuse sont mis en valeur par la clarté du premier violon solo. « Bimm, bamm, bimm, bamm... » : la joie des jeunes voix du Knabenchor am Berliner Dom est légère, douce ronde d’anges gracieux. La stabilité est maintenue par le Frauenchor des Berliner Rundfunk, exemplaire. Avec soin le chef maintient la danse chantée dans un climat timide, sinon grave. Le dernier mouvement nous vient d’au delà du temps.

Du Ruhevoll (Langsam), le biographe français, à qui l’on doit trois volumes passionnants parus chez Fayard dans les années quatre-vingt, écrivit « avec ce grand hymne au créateur du monde, conçu comme la force suprême d’amour, le compositeur gravit le dernier échelon vers la lumière éternelle ». Mon approche de cette fin d’œuvre aux visées hautement spirituelles est aujourd’hui entièrement tournée vers lui, homme délicieux à qui je dois tout ce que je sais de Mahler.

Un immense merci au maestro Iván Fischer !

KO