Chroniques

par bertrand bolognesi

George Crumb | Star-Child (1977)
parabole pour soprano, chœur antiphonal d'enfants,

chœur d'hommes parlé, cloches et orchestre
Badisches Staatstheater, Karlsruhe
- 17 avril 2018
"Star-Child" de George Crumb (1977) au Badisches Staatstheater de Karlsruhe
© dr

À l’issue de cette journée quasiment estivale où la vague de soleil domine l’Allemagne avant de bientôt s’étaler jusqu’au territoire français, nous retrouvons le Badisches Staatstheater pour une soirée hybride, puisqu’elle propose une chorégraphie drastiquement stylisée par Germinal Casado de Carmina Burana, précédée par un concert d’une demi-heure où se regroupent de nombreux officiants. De fait, cette programmation se place sous le signe du grand effectif, de part et d’autre de l’entracte.

De l’opus de Carl Orff, fort prisé dès sa création par les autorités nazies, vraisemblablement plus pour le pouvoir fascinatoire et rassembleur de sa scansion que pour le sujet relativement osé, nous apprécions la lecture étonnamment gracile de Daniele Squeo qui se garde bien de sacrifier sur l’autel de la seule puissance sonore. Certes, les effets de masses requis sont bien au rendez-vous, mais sans qu’ils portent quelque ombre sur des moments plus subtils. Seul artiste aux commandes scéniques, Casado conjugue le rouge de la vie et des passions humaines à la châtaigne des bures régulières, cependant entrouvertes sur le côté, de sorte à suggérer quelque écart de conduite. Le vocabulaire demeure toutefois assez limité, plus cruellement que l’est aussi la partition qui tente d’inventer un folklore imaginaire, entre des chœurs wagnériens, des impulsions presque slaves, des cordes ethniques et des cloches extrême-orientales. La seconde partie de la soirée tourne en rond, malgré le beau travail du corps de ballet badois (Staatsballets Karlsruhe) et les prestations impeccables d’Armin Kolarczyk, baryton onctueux, d’Eleazar Rodriguez, ténor fiable, et d’Agnieszka Tomaszewska, soprano à la fulgurante clarté.

Aussi devons-nous avouer faire le déplacement en premier lieu pour le prélude à la danse, une page très rare du XXe siècle, écrite en 1977 pour répondre à une commande de la Fondation Ford et du New York Philharmonic. George Crumb * a livré une partition complexe pour plusieurs chœurs, percussions, trombone solo, soprano et grand orchestre dont se détache un concertino hérité des symphonies de Mahler mais utilisé dans une technique de superposition droit venue de Charles Ives. À l’arrière, un chœur d’hommes qui s’exprimeront en parlant, devant eux les percussions, de chaque côté les chœurs adultes avec les cuivres au milieu, enfin un pupitre de bois, face au chef, distribuant le chœur d’enfants à gauche et à droite. Star-Child nécessite un miracle de coordination des sections chorales – ici les Handglockenchor Karlsruhe, Cantus Juvenum, Badischer Staatsopern und Extrachor, tous placés sous la direction d’Ulrich Wagner. Au concertino est dévolu une musique des sphères, lent chemin de quinte qui hante toute l’œuvre d’un statisme dominant, par-delà les événements sonores du plateau. Les parties chantées ou dites empruntent aux Ecritures et aux hymnes ou séquences liturgiques latines. Une sorte de sourd tonnerre contenu arrive de très loin, pour commencer. L’immuable concertino s’y dépose, puis le trombone débute à son tour, dans un pianississimo extraordinaire de délicatesse – félicitons chaleureusement Sándor Szabó. La voix opulente de Christina Niessen se joue aisément des redoutables difficultés intervallaires de sa partie. Lorsque le trombone s’engage dans une section péremptoire de notes répétées, la ligne de soprano fait de même, comme en une conversation instrumentale dont les protagonistes seraient inséparables. Après Libera me où il honore une péroraison volubile, Szabó quitte l’avant-scène et rejoint ses confrères ; la chanteuse s’assied : ils sont libérés, en effet. Un passage en fragmentation s’enchaîne, PPP, une nouvelle fois, le fantôme du lointain ne disparaissant jamais.

« Je crois la musique supérieure au langage dans la mesure où elle reflète les coins les plus cachés de l'âme. » Par ce credo, le compositeur étatsunien affirmait la musique comme un art à travers lequel exprimer ce pour quoi notre langue ne possède pas de mots, comme « une force spirituelle et mystique » invitant à penser la nature, méditer le monde et approcher (sinon entendre) le cosmos, alors représentable sous une forme sonore. Dédié aux deux fils de Crumb, alors enfants (David et Peter), Star-Child s’inspire d’une page antérieure, Music for a Summer Evening (Makrokosmos III), conçue en 1974 pour deux pianos amplifiés et percussions. Sur l’envol d’un mouvement résolument rythmique, fort musclé, le chœur parlé assène Dies irae ponctué par des salves quasiment guerrières. Les autoritaires fanfares juxtaposées sonnent comme certains traits de Varèse, et dans ces rappels l’on perçoit encore les incises du Sacre du printemps (Stravinsky) ou les élans de Daphnis et Chloé (Ravel). Une volière apocalyptique croise des répons horrifiques dans l’aura des timbales. Nous retrouvons l’ample soprano, introduisant un chœur doublé de carillons (Glockenspiel), jusqu’à l’explosion, terrifiante. Du chaos surgit un ordre nouveau, sur des accords d’orgue (Christian-Markus Raiser) et des vocalises. Et le concertino d’alors se faire plus présent, complice d’un dessin de célesta divinement éthéré qui ravit l’écoute.

Bravo aux choristes, petits et grands, aux solistes et aux musiciens de la Badische Staatskapelle Karlsruhe, mais encore à Dominic Limburg pour sa direction infiniment lisible – cela s’impose dans une fresque induisant si rigoureuse coordination. Rappelons enfin que Star-Child fut créé à New York, le 5 mai 1977, sous la direction de Pierre Boulez.

BB

* sur George Crumb (né en 1929), lire nos chroniques sur Makrokosmos, Gnomic Variations, Dream Sequence, Black Angels et Three Early Songs