Chroniques

par laurent bergnach

Fase
chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker

Festival d’automne à Paris / Centre Pompidou
- 20 septembre 2018
Fase,quatre mouvements dansés sur la musique de Steve Reich
© anne von aerschot

Outre le compositeur Claude Vivier, cette nouvelle édition du Festival d’automne à Paris met à l’honneur Anne Teresa De Keersmaeker, à travers une dizaine de pièces conçues durant près de quatre décennies. En effet, c’est en 1980 que la chorégraphe présente son tout premier travail, Asch, aux sortir d’études à Bruxelles puis New York. Deux ans plus tard, elle imagine Fase, quatre mouvements sur la musique de Steve Reich (né en 1929), lequel s’intéressait au déphasage de bandes magnétiques, à la fin des années soixante [lire notre chronique du 12 septembre 2018]. De la genèse de ce ballet créé au Beursschouwburg (Bruxelles) et repris aujourd’hui par la jeune génération, elle confie à Gilles Amalvi :

« J’avais vingt ans – j’étais à la recherche d’un langage. Je voulais garder ça tout près de moi, littéralement, contre mon propre corps […], j’ai cherché à cerner ce qui émerge entre le même et le différent. Pour moi à ce moment-là, la nécessité de travailler avec deux femmes était une nécessité principalement formelle – pour aller toucher au plus près cette question du même. Fase n’aurait pas du tout été la même pièce s’il y a avait eu une femme et un homme par exemple » (brochure de salle).

L’une des trouvailles de Reich, Piano Phase (1967), sert de mouvement initial à une danse assurée par Laura Bachman et Soa Ratsifandrihana, en robe couleur perle, chaussettes et chaussures blanches. Jumelles dont les ombres se mêlent sur l’écran en haut de scène, elles tournoient sur leur axe avec un bras-balancier, incarnant l'apogée du décalage quand lesdits bras se font face, avant de retrouver un tempo identique. D’une première ligne où s’exprime l’art keersmaekerien (rigueur, simplicité, variété), elles gagnent une deuxième qui lui est parallèle, au milieu du plateau, puis une troisième au pied du public – avec plus de rage, semble-t-il –, et reviennent par étapes à leur point de départ.

Come out (1966) renvoie aux luttes civiques des Afro-américains, face à la répression policière, au lendemain de l’abolition de l’esclavage (1865) jusqu’au milieu du siècle suivant – l’époque où Romain Gary dénonçait l’usage d’animaux dressés contre les manifestants (Chien blanc, 1967) [lire notre chronique du 20 mars 2018], trente ans avant que Paul Beatty n’offre à son voyou d’East Harlem une rédemption loufoque qui passe par les urnes – « Votez Winston Foshay – ambigu sur les drogues, les armes et l’alcool – contre les chats dans les supermercados » (Tuff, 2000). Ici, un jeune activiste Noir, Daniel Hamm, raconte comment il fut obligé de rouvrir des plaies jusqu’à en saigner, pour preuve de son arrestation musclée.

Chacune sur un tabouret placé sous un petit lustre, les danseuses en chemisier et pantalon illustrent ce tabassage, copiant ou retardant les gestes de sa voisine avec une énergie nerveuse. Lancée bras tendu vers l’avant, l’arrière et le côté, la main est aussi portée soudain à la nuque ou esquisse une sorte de moulinet au niveau du ventre. Pour sa part, le bassin pivote de quatre-vingt-dix degrés, donnant l’impression que la victime est cernée de toutes parts, plus vulnérable encore de dos que de face. La voix du garçon finit par perdre toute humanité, transformée en crachouillis mécanique, tandis que les danseuses ferment la pièce poignet cassé vers le sol, avec un soupir.

Le 15 septembre dernier, trois fois dans l’après-midi, Anne Teresa De Keersmaeker reprenait Violon Phase (1967), solo créé en 1981, en amont de son incorporation à Fase (1982). Peu à peu, alors que la musique résonne déjà, la lumière fait apparaître Soa Ratsifandrihana, à nouveau vêtue d’une robe qui sublime ses tournoiements sur le périmètre du disque esquissé au sol. Quand elle gagne le centre, c’est pour entreprendre des allers-retours entre lui et huit points extérieurs, avec tours et demi-tours figurant une rosace. Ce rituel abstrait mène à une extase bondissante, matérialisée par l’exhibition espiègle d’une culotte.

Enfin s’annonce Clapping Music (1972), dernier mouvement où entendre deux musiciens battant des mains. Au bas de l’écran côté cour, sautillant sur place dans leurs pantalons retrouvés, les danseuses de profil lancent leur bras comme elles l’ont fait souvent jusqu’ici ; elles se hissent sur leurs pointes, genoux et coudes fléchis. Soudain, sans rien changer à ses autres gestes, le duo se déplace lentement vers les lustres de l’avant-scène, côté jardin, selon une ligne oblique qui semble un rail invisible tant l’aisance est grande à viser le point d’arrivée en lui tournant le dos. À juste titre, cette dernière performance fait se lever presque tout le public, ravi d’ovationner les protagonistes d’une soirée mémorable.

LB