Chroniques

par laurent bergnach

White Dog
spectacle de la compagnie Les Anges au Plafond

Théâtre 71, Malakoff
- 21 mars 2018
White Dog, d'après Romain Gary, par la compagnie Les Anges au Plafond
© vincent muteau

À l’image d’une topsy-turvy doll*, le Noir a presque toujours côtoyé le Blanc aux États-Unis d’Amérique. Au début du XVIIe siècle, portés par des rêves de mines d’or et d’argent, les Britanniques essaiment la côte Est pour y fonder les Treize colonies. Leur quotidien se résume vite à la pêche à la morue et à une culture du tabac avide de main-d’œuvre. Débarqués à leur tour, les premiers Africains sont des employés sous contrat (indenture), au terme duquel un bout de terre peut leur revenir. Mais quelques décennies plus tard, l’arrivée de force devient la règle, via les navires négriers. Les captifs affrontent alors nombre de souffrances morales et physiques (séparation du clan, épuisement, tortures, mutilations), jusqu’à l’abolition de l’esclavage par la Constitution (1865). Du jour au lendemain, près de cinq millions d’opprimés deviennent des citoyens à part entière… mais de seconde zone, car il faut compter avec la rancœur des planteurs et un racisme enraciné.

Dans un pays qui se relève de cinq années de guerre civile (1861-1865), la ségrégation raciale va se développer un siècle durant, alimentée par la règle (lois Jim Crow), l’intimidation (Ku Klux Klan), voire le meurtre avec la complaisance des autorités, jusqu’à la signature du Civil Rights Act (1964). Selon les États, les Noirs ne sont pas autorisés à utiliser les commodités des Blancs (toilettes, ascenseurs, fontaines à eau) ni à occuper leurs espaces (écoles, jardins, restaurants, salles d’attente, comptoirs, jurys de tribunal, églises, cimetières). Sans même parler des militants réputés, des résistants se font connaître par leur lassitude des injustices quotidiennes : Rosa Park refuse de s’asseoir au fond du bus (1955), David Isom refuse de nager où il devrait (1958), James Meredith refuse de renoncer à l’Université du Mississipi (1962), Mildred Loving refuse d’être condamnée pour son mariage avec un Blanc (1963), etc.

Voilà quel est le passé proche et lointain des protagonistes de Chien blanc (1970), le récit largement autobiographique de Romain Gary (1914-1980) qui se déroule durant l’année 1968. L’écrivain et sa femme, l’actrice Jean Seberg en tournage en Californie, recueillent ce qui s’avère être un White dog, un berger allemand au service de la police pour attaquer les Noirs – « jadis, on les dressait pour attaquer les esclaves évadés. Maintenant, c’est contre les manifestants ». Plutôt que de s’en débarrasser, Gary décide un contre-dressage de Batka, manière symbolique de montrer que la violence et la haine ne sont pas une fatalité. Mais l’assassinat de Martin Luther King relance les émeutes, desquelles sourdent inquiétude paranoïaque et velléité de revanche : les jeunes Noirs revenus du Vietnam ne seraient-ils pas des alliés précieux pour une lutte armée ?

Narrés par un auteur à l’humanisme blessé, tous les paradoxes de cette époque trouble restent d’actualité, qu’illustre de façon efficace et prenante la compagnie Les Anges au Plafond. Au centre de la scène, la tournette à pop-ups est cernée d’échelles reliées entre elles par quelques câbles où suspendre des feuilles avec slogans et dessins. Griffonné, découpé au cutter ou encollé pour réaliser des marionnettes omniprésentes tenues par Brice Berthoud et Tadié Tuené, le papier est en effet la matière première d’un spectacle créé en septembre 2017, à destination des adultes et des adolescents. Dans un monde où beaucoup d’entre eux s’offrent comme homme-sandwich bénévole d’un quelconque équipementier, ces derniers devraient être sensibles au discours sur la « société de provocation », une société où la publicité torture les plus pauvres avec des envies qui les renvoient à leur misère.

Un mot sur la musique du spectacle, pour finir.
Pendant l’entre-deux-guerres, un mouvement comme la Renaissance de Harlem a valorisé la culture afro-américaine, dont le jazz. Très actif, le batteur Arnaud Biscay en décline la rythmique à l’avant-scène côté cour, du frémissement (cymbalettes, bol tibétain) jusqu’aux emballements associés aux émeutes. Celles-ci le feront quitter son siège pour frapper de ses baguettes la structure métallique qui cerne les marionnettistes. Parfois occupée par une guimbarde ou un sifflotement, sa bouche livre aussi deux pièces emblématiques : Strange Fruit, chanson d’Abel Meeropol (1903-1986) évoquant les milliers de lynchages du Sud, popularisée par Billie Holliday (1939), et Revolution will not be televised (1970), poème de Gil Scott-Heron (1949-2011) dénonçant les responsables d’une détérioration sociale dont la scansion annoncerait le rap.

LB

* poupée réversible, cul-de-jatte et bicéphale, dont la jupe permettait de faire disparaître soit la figurine blanche, soit la figurine noire.