Chroniques

par gilles charlassier

Duo Denisov (Ensemble Regards)
pièces de Juan Arroyo, Mathieu Bonilla, Edison Denisov,

Pedro Garcia-Velasquez et Victor Ibarra
Église luthérienne de l'Ascension, Paris
- 26 mai 2018
Le Duo Denisov joue Arroyo, Bonilla, Denisov, Garcia-Velasquez et Ibarra
© carl-emmanuel fisbach

La création contemporaine ne se fomente pas seulement dans les plus grandes institutions, académiquement reconnues. Il est toujours louable de jeter une oreille dans les ateliers plus intimes qui participent de la diffusion des œuvres nouvelles au delà des circuits consacrés – en somme, une authentique démarche d'aménagement du territoire musical. Ainsi en est-il de l'Ensemble Regards qui investit la Nouvelle-Aquitaine, et plus précisément le Béarn, sans oublier une saison parisienne. Cette dernière se referme par un concert du duo Denisov, réunissant le saxophone de Carl-Emmanuel Fisbach et le violoncelle de Jeanne Maisonhaute, qui fait dialoguer la Sonate du musicien russe donnant son nom à la formation avec des pièces de compositeurs de la nouvelle génération.

Le programme, qui reprend en partie celui donné par l'ensemble de Carl-Emmanuel Fisbach au CNSMD de Paris en 2013, s'ouvre sur Zinc sous pas glissés de Mathieu Bonilla. Ce dernier déclare l’opus inspiré par un tableau de Nicolas de Staël, Les toits de Paris. La page s'organise autour de la superposition des timbres des deux instruments, jusqu'à ce que se confondent leurs idiomes et leur métal, comme en une lente déambulation au cœur de la texture qui coiffe les bâtiments de la capitale. Le tuilage des deux pupitres éprouve ainsi les limites de leurs identités harmoniques respectives en une plongée nucléaire dans la matière sonore.

Les trois mouvements de la Sonate d’Edison Denisov sont entrelacés par deux morceaux, comme des interludes – on peut aussi lire le chant double en une série de trois diptyques, plaçant alors la première ou la dernière œuvre en position de prologue ou d'épilogue sans miroir. Allegro risoluto : ainsi est noté le mouvement inaugural, tressant les modulations du saxophone et du violoncelle qui jouent habilement de colorations jazz dans une admirable dialectique instrumentale.

Contrapunto urbano de Victor Ibarra [lire notre chronique du 9 février 2015] prolonge cet éclectisme jusque dans le traitement du matériau : le contrepoint en question met la partition aux prises d'un commentaire intermittent murmuré sur les notes. Cette hétérogénéité s'amuse à reproduire un foisonnement sonore pseudo-naturaliste riche d'effets humoristiques, tant dans la collusion avec les mots que dans les explorations de rythmes et de couleurs, jusqu'à une coda où le saxophoniste simule un appel téléphonique et part en coulisses, sur fond de pizzicati. La page ne renonce pas à un lyrisme immédiat que l'on retrouve dans la section centrale du Denisov, Tranquillo. Les deux solistes s'attachent à en faire respirer l'intensité expressive, avec retenue et sincérité – le souvenir de Chostakovitch affleure parfois discrètement.

Remos de Pedro Garcia-Velasquez privilégie une confrontation chambriste plus classique. L'écriture procède par motifs brefs qui semblent esquisser une discussion à bâtons rompus. Elle met en évidence la sensualité du saxophone dans de délicieuses volutes mélodiques, autant qu'une évidente vitalité de tempi, nourrie d'apocopes et de syncopes, avant de s'évanouir dans un silence étale Ce frémissement s'enchaîne avec le finale du triptyque de Denisov, Moderato, résonnant comme une belle synthèse de cosmopolitisme stylistique.

Commande de Radio France pour le programme Création mondiale, alias Alla breve, Seliox de Juan Arroyo [photo] [lire notre chronique du 7 octobre 2011] est un recueil de cinq interludes pour violoncelle et saxophone baryton sans bec. Pour s'inscrire dans les marges de l'instrument, la partition ne renonce pas pour autant à une remarquable virtuosité qui varie les climats avec un juste sens de la construction. Festivo et preciso, le premier numéro, déploie une ivresse, dans le mètre comme dans les attaques, aiguillonnée par le violoncelle, avec une énergie implacable. Contemplativo ed espressivo, le deuxième interlude, ne récuse pas les effets cinétiques, avec des accelerandi troublant l'inertie de la pâte sonore. Le III, Misterioso, décrit de fascinants halos quand le IV, Sospeso e calmo, s'évade dans les confins de l'audible, avant le V, Furioso, conclusion concise qui revient à l'extraversion initiale, ponctuée de rugissements au saxophone en une sorte de parodie de saturationnisme.

Signalons, pour finir, que Juan Arroyo est, cette saison, en résidence à la Villa Médicis, et donne le 14 juin dans l'institution sise à Rome, la création des deux volets suivants de son quatuor à cordes pour instruments hybrides par les Tana. SMAQRA II et III poursuivent les recherches de SMAQRA I. Les expérimentations de textures et les modulations de la tension dramatique sont enrichies par l'interaction en temps réel de la production acoustique et de sa réflexion informatique au cœur même du chevalet. Le résultat n'a rien d'un simple laboratoire, et sait immerger l'auditeur dans une sensorialité multiple que Fausto Romitelli mettait en œuvre un quart de siècle avant dans le Natura morta con fiamma présenté en ouverture de soirée. Quant à l'intelligence des œuvres et de leurs ressources inouïes, les Tana la démontre dans une admirable lecture du Quatuor en sol mineur de Debussy, conjuguant éclairage de la modernité et densité émotionnelle.

GC