Chroniques

par bertrand bolognesi

domaine privé Péter Eötvös
concert d’ouverture

Cité de la musique, Paris
- 18 mai 2004
le compositeur hongrois Péter Eötvös photographié par István Huszti
© istván huszti

Une dizaine de jours pour approfondir notre appréhension de l'univers du compositeur et chef d'orchestre hongrois Péter Eötvös : ainsi pourrait-on résumer l'initiative de Radio France, de l'Ensemble Intercontemporain et de la Cité de la musique, conjuguant tous trois leurs efforts pour ce Domaine privé dont c'est aujourd'hui la soirée d'ouverture, le cycle se poursuivant jusqu'au 28 mai. Chef bien connu des parisiens pour avoir dirigé l'EIC pendant quelques années, le compositeur n’est pas ignoré des Français : ses œuvres sont régulièrement jouées dans nos salles et, surtout, la création de Trois sœurs à Lyon – en 1998, l'année même où il dirigeait au printemps ses Atlantis, Psychokosmos, Hochzeitmadrigal (etc.) à la Maison Ronde –, connut un succès tel qu’il permit à un public moins « spécialisé » d'aborder son travail et suscita en peu de temps plusieurs productions.

Si plusieurs pièces d’Eötvös sont présentées dans ce cadre, elles côtoient celles de Béla Bartók et d'Edgar Varèse, mais encore des moments partagés avec l'ensemble Muzsikás, représentatif du renouveau de la musique traditionnelle hongroise, le pianiste Béla Szakcsi Lakatos et le violoniste Lajós Kathy Horváth, musiciens de jazz qui improviseront des hommages à quatre grands compositeurs d'aujourd'hui (Boulez, Eötvös, Kurtág et Ligeti), et Chick Corea (qu'on ne présente plus).

De Bartók nous entendons le Concerto pour orchestre Sz.116 écrit à l’automne 1943 aux USA, puis créé par Sergeï Koussevitzky à la tête de l'Orchestre de Boston, le 1er décembre 1944. À la tête d’un Philhar’ en pleine forme, la lecture d'Eötvös débute dans une retenue sombre et farouche qui peu à peu amène un lyrisme assez violent, rehaussé de contrastes étonnants. Contrairement à la proposition de Saraste le mois dernier [lire notre chronique du 1er avril 2004], la section de cuivres est parfaitement équilibrée et la nuance au rendez-vous dès le premier mouvement. Le suivant est pris rapidement, dans une articulation extrêmement leste où même le choral central ne s'éternise pas. Mais cette jouissive vitesse provoque quelques dérapages, notamment lors de la reprise du thème initial où les pizz' n'ont pas toujours loisir de la précision. L'Elegia bénéficie d'une couleur toute mahlérienne, l'Intermezzo d'une effervescence passionnante, tandis que le Finale, par un grand geste rythmique, ne subit pas les déconstructions fréquentes dans lesquelles souvent on le réduit au concert.

Avant de diriger le Concerto, Péter Eötvös jouait sa musique : zeroPoint, pour commencer, dont nous entendions la création au Barbican Center de Londres (février 2000), reprise quelques jours plus tard au Théâtre des Champs-Élysées, lors de la tournée du London Symphony Orchestra (qui en est le commanditaire) sous la direction de Pierre Boulez auquel la partition est dédiée pour son soixante-quinzième anniversaire. Si le chef français dirigeait ses huit sections dans une énergie contenue et une grande clarté d'articulation, le compositeur lui-même préfère en donner ici un aperçu rythmique avant tout, dans un déchaînement relativement sauvage, jusqu'à ces mesures déconcertantes des contrebasses un peu soûles de la fin. Comme pour le dernier mouvement du Concerto, il favorise une approche « globale » de la partition, sans prendre le risque d'égarer l'écoute dans trop de détails.

Enfin, Jet Stream est la composition la plus récente de ce concert, puisqu'elle fut créée il y a un peu plus d'un an par Markus Stockhausen qui la joue ce soir. Le trompettiste y apparaît seul à discourir dans une foule d'instrumentistes évoluant souvent en sens inverse, parfois contre lui, plusieurs luttes s'amorçant donc au fil de l'œuvre. De ce fait, les deux cadences du soliste pourraient bien figurer sa solitude dans l'orchestre. Au départ, certains motifs qu'il annonce sont repris et développés (ou non, cela dépend) par divers relais dans l'ensemble. Puis ces « masques » affirment rapidement leur vie propre, à travers de denses précipités rythmiques et de fins alliages de timbres. Tout en installant un rite dans ce scénario sonore – comme dans beaucoup de ses œuvres, d'ailleurs –, Eötvös ne dédaigne pas l'influence possible du jazz, une musique au parfum d'interdit qui accompagnait son imaginaire lors d'écoutes radiophoniques clandestines pendant l'enfance (dans la Hongrie de ces années-là, le jazz est perçu comme l'expression du mal occidental).
À suivre…

BB