Chroniques

par bertrand bolognesi

Jukka-Pekka Saraste dirige l'Orchestre de Paris
Kaija Saariaho | Graal Théâtre

Théâtre Mogador, Paris
- 1er avril 2004
la compositrice finlandaise Kaija Saariaho par Maarit Kytöharju
© maarit kytöharju

C'est dès après l'achèvement de son saisissant Buch der hängenden Gärten et juste avant de mettre en chantier le monodrame Erwartung qu'Arnold Schönberg écrit rapidement son Opus 16 pour orchestre, dans lequel il espère développer jusqu'à huit ou neuf brèves parties. Il s’en tiendrait finalement à cinq, livrant une partition impressionnante et majeure dans son parcours. Elle sera créée à l'automne 1912 à Londres, puis révisée une première fois dix ans plus tard, enfin une dernière fois en 1949, pour une formation plus réduite (la version initiale convoquait un effectif gigantesque), dans des proportions très relatives, toutefois : aux traditionnels cinq pupitres de cordes largement représentés viennent s'ajouter de nombreuses percussions, des cuivres plutôt présents (trois trompettes, quatre trombones, six cors, tuba) et, principalement, des bois en quantité non négligeable (cinq clarinettes – tous registres confondus –, trois hautbois, trois bassons, trois flûtes, deux piccolos, cor anglais, contrebasson). Rien à voir avec une version de chambre, donc – trois réductions furent réalisées : pour deux pianos à quatre mains par Webern en 1912, pour orchestre de chambre par Schönberg lui-même en 1920 et, plus tard, pour douze instruments par Felix Greissle. Le premier éditeur de cet opus, estimant arides les titres précisés par le compositeur, suggéra quelques changements – Farben devient alors Aurore estivale sur un lac, par exemple – vite oubliés au profit de la volonté de l'auteur.

Ces cinq pièces posent les prémices d'une application radicale du principe de Klangfarbenmelodie qui, selon Schönberg, était propre à redéfinir jusqu'aux notions de hauteur des sons et de mélodie – contrairement à l'idée généralement admise d'une exploration véritable de ce principe dans les pièces n°3 et n°5 : elles désignent ces questions d'un doigt certes volontaire, mais sans que l'on puisse déjà parler d'une application. À la tête de l'Orchestre de Paris, Jukka-Pekka Saraste dirige une lecture minutieuse de cette page, cultivant une sonorité non dépourvue d'une certaine sensualité (dans Vergangenes dont le statisme apparent est par ailleurs superbement géré) et posant des énigmes (Farben). Si l'on regrette quelques maladresses des cuivres dans Peripetie, félicitons les bois pour leur remarquable prestation.

Kaija Saariahoa écrit Graal Théâtre pour violon et orchestre (quarante cordes, deux trompettes, deux trombones, deux clarinettes, deux flûtes, deux bassons, quatre klaxons, deux hautbois, clarinette basse, tuba, piano, harpe, et quatre percussionnistes) en 1994, répondant à une commande de la Vara Radio 4 (Hollande) et de la British Broadcasting Corporation (BBC). L'œuvre fut créée en août 1995 par Gidon Kremer et Esa-Pekka Salonen à la tête du BBC Symphony Orchestra. Elle s'articule en deux parties : Delicato puis Impetuoso. Ce soir, John Storgards tient la partie de violon solo, ouvrant ce quasi concerto avec beaucoup de délicatesse. Il est bientôt rejoint par les percussions avec lesquels il réalise des alliages timbriques particuliers, des jeux de climat assez inattendus. Les cordes graves font alors leur entrée, le piano, le hautbois, le piccolo, tout cela fort progressivement, alors que le soliste tourne un obsédant mélisme sur lui-même comme pour hypnotiser ses partenaires. Sur tout ce début, la sonorité bénéficie d'un soin extrêmement minutieux, tant de la part du violoniste que de celle du chef, très attentif. Cependant, la dynamique demeure un rien trop droite, précautionneuse. Les motifs initiaux viennent finir le premier mouvement, un rite venu de loin qui repart d'où il vint, avec ce raffinement que l'on connaît à l'écriture fascinante de Saariaho. La suite, plus fougueuse, développe un impressionnant passage de doubles-cordes, parfaitement réalisé, un saisissant solo de violoncelle et un grand geste orchestral chaleureusement salué par l’enthousiaste du public.

La soirée se conclut avec le Concerto pour orchestre Sz.116 composé par Béla Bartók lors de son exil américain, en 1943. Saraste conduit un premier mouvement inquiétant qui toutefois manque de nuances et de souplesse, avec un fortississimo uniquement bruyant, sans plus. En revanche, les musiciens sont parfaitement préparés ; sans doute ont-ils gardé en mémoire le travail qu’il y a trois ans Boulez fit avec eux sur ce texte. Ainsi goûte-t-on des soli fidèles dans le mouvement suivant. Le chef souligne lourdement chaque indication de mobilité de tempo, si bien que caractère et cohérence se perdent. Plus heureuse, l'Elegia jouit d’un lyrisme bienvenu et d'un peu plus de mystère. De même l'Intermezzo est-il abordé avec plus d'esprit. Le Finale s’avoue assez « bêtement » spectaculaire ; irréprochable en surface, il ne raconte pas grand'chose en profondeur. Cela dit, l'acoustique de Mogador n'est pas innocente dans la perte des effets de couleurs.

BB