Chroniques

par david verdier

Darkness is hiding black horses – Glacial Decoy – Doux mensonges
chorégraphies de Saburo Teshigawara, Trisha Brown et Jiří Kylián

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 12 novembre 2013
à Garnier, Saburo Teshigawara, Trisha Brown et Jiří Kylián font leur soirée
© agathe poupeney | opéra national de paris

La danse sait heureusement s'affranchir des frontières de la norme classique dans laquelle on l'enferme volontiers. Le Ballet de l’Opéra national de Paris réunit trois œuvres de chorégraphes appartenant à des univers et des langages différents. La pièce de Saburo Teshigawara, Darkness is hiding black horses, est la plus récente des trois. Les deux autres ont été créées il y a un certain temps : Glacial Decoy de Trisha Brown en 1979, et entrée au répertoire de la maison en 2003, et Doux mensonges de Jiří Kylián, créée in loco en 1999.

De subtiles relations apparaissent entre les trois volets, notamment la notion d'espace ouvert et dissimulé, ainsi que la question du rite et du sacré. Saburo Teshigawara [lire notre chronique du 16 juillet 2011] crée pour ses danseurs un univers de ténèbres, traversé fugitivement par des éclairs. Aurélie Dupont concentre le souffle et l'énergie dans une série de gestes lents. En opposition, Nicolas Le Riche et Jérémie Bélingard, mi-hommes mi-animaux, évoluent autour d'elle en multipliant les postures nerveuses et agitées. La bande-son est dominée par un registre grave, à la limite des infra basses, comme pour mieux générer l'impression de malstrom onirique auquel se mêlent des bruits de chevaux au galop. Ces amalgames de forces obscures créent une forme de tension permanente qui peine à se résoudre et progresse en se complexifiant. De mystérieuses fumeroles blanches émergent d'un sous-sol malsain et dangereux. On explorera tout à l'heure chez Jiří Kylián les arcanes de cet univers caché ; pour l'heure, ces nuages blancs développent dans l'espace des volutes protéiformes, telles des visions fantomatiques de ces chevaux noirs du titre. La pièce se referme sur l'image d'un corps contorsionné à même le sol, bouche grand ouverte de laquelle s'échappe, tel un cri silencieux, un jet de vapeur blanche.

À mi-chemin entre rituel et intermède silencieux, Glacial Decoy de Trisha Brown [lire notre chronique du 7 janvier 2006] et Robert Rauschenberg est un vrai moment de grâce. La coordination impeccable des cinq danseuses (Miho Fujii, Letizia Galloni, Juliette Hilaire, Laurence Laffon, Caroline Robert) se déploie latéralement en une progression pleine d'élan et d'effets visuels. La série de diapositives en noir et blanc de Rauschenberg projetées en arrière-fond opère à la fois comme commentaire et motif d'inspiration de la danse. La fluidité des gestes dans le silence exacerbe la sensibilité et l'écoute. Le moindre frottement au sol est perçu avec la netteté impressionnante d'un chant sotto voce.

En dernière partie, le chorégraphe tchèque Jiří Kylián [lire notre critique DVD et notre chronique du 24 octobre 2012] convoque deux couples de danseurs ainsi que huit solistes des Arts Florissants dirigés par Paul Agnew. Le chant a cappella alterne avec de la musique traditionnelle géorgienne et des madrigaux de Monteverdi et Gesualdo. Une caméra suit les danseurs lorsqu'ils disparaissent sous la scène. Cet hors-champ projeté sur le fond permet de visualiser des moments de tension extrême, comme un théâtre de la cruauté qui se jouerait dans les coulisses de l'Enfer. Les chanteurs participent à la chorégraphie, tantôt apparaissant à mi-corps, tantôt dans la fosse d'orchestre. Les jeux d'ombres et de lumières sont soulignés dans le livret de Gesualdo, sans oublier ce rapprochement avec les éléments biographiques qui mentionnent la jalousie meurtrière du compositeur. La force visuelle d'un voile protéiforme suspendu dans les cintres renforce la lutte des corps et des âmes. Ces Doux mensonges sont transcendés par la perfection de danseur (Eléonora Abbagnato et Vincent Chaillet ainsi qu'Alice Renavand et Stéphane Bullion) parfaitement à l'aise dans cette fusion entre mots, sons et corps.

DV