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création mondiale de Love and Fury de Salvatore Sciarrino
Orchestre Philharmonique de Radio France, Pablo Heras-Casado
Alors qu’il vient de diriger la première viennoise du Grand Macabre de György Ligeti, – la capitale autrichienne n’a connu jusqu’à présent qu’une exécution en concert alors que Graz (1981) et Salzbourg (1997) goûtèrent des versions scéniques [lire notre chronique du 19 novembre 2023] –, Pablo Heras-Casado retrouve pour un soir l’Orchestre Philharmonique de Radio France avec lequel il donnait en décembre 2021 un programme Bruch, Mendelssohn et Ravel, puis une soirée Brahms, Goldmark et Schubert en novembre 2022. A priori, le menu du jour s’annonce contemporain, ou au moins vingtièmiste, avec deux opus d’Igor Stravinsky et la création mondiale de la nouvelle œuvre de Salvatore Sciarrino.
Pour commencer, le très rare Monumentum pro Gesualdo di Venosa ad CD annum de 1960, par lequel Stravinsky rendit hommage au compositeur du XVIe siècle, tristement célèbre pour le meurtre de son épouse et de l’amant de celle-ci, le duc d’Andria et comte de Ruvo Fabrizio Carafa à Naples le 16 octobre 1590. Dans la décennie qui précéda la conception stravinskienne furent éditées les œuvres de Gesualdo, un événement qui eut un retentissement certain dans le milieu musical international qui découvrait alors la richesse harmonique de ce maître ancien. Après plusieurs projets autour de son grand aîné de Basilicate, le musicien russe, installé en Californie, entreprend de se saisir de trois madrigaux et d’en réaliser une mouture strictement instrumentale à sa manière. D’une battue souple, le chef espagnol infléchit adroitement Asciugate i begli occhi (quatorzième madrigal, Livre V) dont l’orchestration entre en résonance avec l’exercice auquel s’adonnèrent volontiers les compositeurs italiens de l’après-guerre (Maderna, Petrassi, etc.). Au climat dolent du premier épisode, où l’on remarque la douceur obombrée des altos, répond la tendresse de Ma tu, cagion di quella (dix-septième madrigal du Livre V) qui fait la part belle aux cuivres, tandis que Beltà poi che t’assenti (deuxième madrigal du Livre VI) frappe par l’audace de sa fragmentation et la caresse des cordes. Durant toute l’exécution, le travail des vents se révèle simplement exquis.
Sciarrino [photo] s’est lui aussi penché activement sur la musique et sur la vie du prince Carlo Gesualdo da Venosa. Si l’on se souvient surtout de l’opéra pour les Pupi siciliani, les marionnettes de Sicile, intitulé La terribile e spaventosa storia del Principe di Venosa e della bella Maria, créé à Sienne en 1999 et vu à Paris lors d’une tournée du spectacle, ainsi que de Luci mie traditrici [lire notre critique du DVD], opéra créé dans le théâtre rococo du château de Schwetzingen, au printemps 1998, et dont le livret emprunte à celui de Giacinto Cicognini, Il tradimento per l’onore (1664), il faut plutôt rappeler Le voci sottovetro, transcription pour mezzo-soprano et huit instruments à laquelle Sonia Turchetta et les musiciens de l’Ensemble Recherche donnaient le jour à l’Ircam, le 22 juin 1999. Lorsque Radio France et le Festival d’automne à Paris, dans le cadre duquel s’inscrit ce concert, lui passent commande d’un nouvel opus, partant qu’il doit induire une voix et plus précisément celle de Barbara Hannigan en résidence à la maison ronde, Salvatore Sciarrino retrouve un autre ancien, Alessandro Stradella, dont le destin lui inspirait six ans plus tôt l’opéra Ti vedo, ti sento, mi perdo, créé à La Scala [lire notre chronique du 26 novembre 2017]. Tué d’un coup de fer dans une rue de Gênes le 25 février 1682, Stradella est ici victime expiatoire de la passion, à l’inverse de Gesualdo l’assassin, près d’un siècle auparavant. Le Palermitain livre aujourd’hui Love and Fury (Songbook from Stradella), soit un recueil de neuf chansons pour lesquelles il a soigné une orchestration de petits gestes, usant de sons périphériques parfois, et composant littéralement ses propres hésitations. Ainsi la phrase n’y est-elle jamais vraiment directe, entravée par des départs différés, des répétitions joueuses, ou encore soutenue par une ritournelle savante et bègue, dans une écriture qui affleure le pastiche sans s’y adonner jamais. Le raffinement est extrême, c’est indéniable, mais l’inventivité demeure contenue dans un arte povera peu probant. À son aise dans les passages les plus calmes et chambristes, Barbara Hannigan peine lorsque la partition se fait plus tonique. Sans doute l’œuvre demande-t-elle des possibilités de couleurs vocales plus expressives qui font défaut.
Au pupitre du Philhar’, qu’il découvrait en mars 2011 [lire notre chronique des Altenberg Lieder], Pablo Heras-Casado s’attelle, après l’entracte, au premier des dix ballets de Stravinsky, L’oiseau de feu, créé à Paris dans une chorégraphie de Fokine pour les Ballets russes de Diaghilev, le 25 juin 1910. Sans qu’aucun musicien soit à mettre en doute, tant les qualités de chaque pupitre se font entendre, la lecture ne convainc pas. Localement, pour ainsi dire, on constate un soin louable à nombre des trésors musicaux qu’il renferme, mais une vision plus vaste manque à l’ensemble, comme c’était le cas du Sacre du printemps par le même chef, à la tête de l’Orchestre de Paris [lire notre chronique du 11 septembre 2019]. La musique de Stravinsky résiste donc à cet excellent artiste que l’on put apprécier dans la musique d’aujourd’hui [lire nos chroniques de Matsukaze et d’Un minimum de monde visible] comme dans le répertoire [lire nos chronique d’Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny et de Die Zauberflöte] et auquel on doit un fort beau Parsifal bayreuthien [lire notre chronique du 12 août 2023]. Gageons que le vieil Igor finira bien par lui livrer ses secrets !
BB