Chroniques

par bertrand bolognesi

création mondiale de Cornucopia d’Augustin Braud
Paul-Alexandre Dubois, Louis Gauvrit, 2e2m, Léo Margue

œuvres de Bastien David, Liza Lim et Elena Mendoza
Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris
- 24 janvier 2023
Léo Margue dirige l'ensemble 2e2m dans CORNUCOPIA d'Augustin Braud
© 2e2m

En amont de cette soirée durant laquelle l’ensemble 2e2m, qui vient de fêter son cinquantenaire, donne des pages signées Bastien David, Liza Lim et Elena Mendoza, ainsi que la première mondiale d’une nouvelle œuvre d’Augustin Braud, signalons un projet pédagogique, en vue de l’insertion professionnelle, qui associe en binôme à chaque musicien de l’ensemble une étudiante ou un étudiant des classes instrumentales du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris. La classe d’art dramatique du CRR de la rue de Madrid est également sollicitée ainsi que ceux de sa section Art dramatique dans un concert-spectacle où le texte partage la scène avec la musique d’aujourd’hui.

Au fil des mots à travers lesquels les dramaturges Sophie Lannefranque (Embouteillage, Éditions Papier, 2002), Mariette Navarro (Zone à étendre, Éditions Quartett, 2018), Kae Tempest (Fracassés, L’Arche, 2018), et l’auteure Leslie Kaplan (Une magnifique désolation, Éditions de l’Amandier, 2002) interrogent notre aujourd’hui, celui de la consommation, de la performance et d’un nouvel esclavage menant à « ne rien lâcher » jamais à seule fin de produire toujours plus – plus de pas-grand-chose au prix de toujours plus de pollution, d’agressivité, d’épuisement de l’être et encore moins de vie à soi. Leur expression, qui évoque des réalités rudes, parfois dans le sillage de la critique et de sa conceptualisation par la sociopolitologue Hannah Arendt, est mise en regard de celle d’illustres aînés, qu’il s’agisse du journaliste Philippe Labro via son poème dit par le chanteur Johnny Hallyday sur l’Allegretto de la Septième de Beethoven (Poème sur la 7ème, 1970) ou des poètes Victor Hugo (Les contemplations, Hetzel/Maison Quantin, 1856) et Rainer Maria Rilke (Vergers, Nouvelle Revue Française, 1926) qui, en leur temps, ont chanté Dame Nature : la corne d’abondance décrite par le Pragois – qui donne titre au nouvel opus de Braud comme à ce rendez-vous – est reconsidérée à l’aune de notre dévastatrice contemporanéité. Les signatures, plus ou moins grandes, n’ont pas seules droit au chapitre : Augustin Braud a collecté les témoignages de victimes de burn-out, de ces anonymes desquels un effort exponentiel est exigé, selon une absurde logique performative (que décrit si bien Guillaume Le Blanc dans plusieurs ouvrages*).

Durant près d’une heure et trente minutes alternent déclamation et exécution musicale, menant peu à peu à la création mondiale de Cornucopia pour baryton et trompette solo amplifiés et ensemble (flûte, clarinette, basson, deux tubas Wagner, percussion, guitare électrique, alto, violoncelle et contrebasse). Après une première exposition des témoignages indiqués plus haut, dite par trois comédiennes et un comédien de la pépinière du CRR, nous entendons Inguz (Fertility), duo pour clarinette et violoncelle de Liza Lim, compositrice australienne d’origine chinoise dont la préoccupation pour le respect et l’avenir de la planète gagne fertilement l’inspiration artistique [lire nos chroniques d’Invisibility, Extinction events and dawn chorus et Speak, be silent]. Avec cette page de 1996, le bref et délicat entrelacs du souffle et du frôlement nimbe d’un secret ineffable la ponctuation du dire. Après Poème sur la 7ème et La nature (Hugo), 2e2m prend place et joue Vendre le ciel aux ténèbres de Bastien David, une œuvre pour quatorze musiciens (flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, percussion, piano, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse) créée par Bruno Mantovani à la tête de l’Ensemble Orchestral Contemporain à l’automne 2020. Le jeune compositeur montre un goût certain à détourner us et coutumes, ce dont témoignent ici une inventivité toute personnelle dans la façon de faire sonner les instruments comme l’invitation de médias inédits – un verre à eau, la préparation du piano, ou encore cette armada de ballons de baudruche que l’on frottera d’une éponge sèche en observant une rigoureuse cohésion rythmique. Des systèmes vibratoires se distinguent, se chevauchent dans la répétition évolutive, se déconstruisent, laissant le vaste chuintement des ballons envahir le champ, sur les âpres envoûtements de la grosse caisse et de la contrebasse. Léo Margue en mène la lecture tonique et soignée.

Après réception d’un texte drument didactique sur l’appellation abusive culture de masse qui désigne le contraire de la culture (Leslie Kaplan), deux altos entament la première des trois Contra-dicción écrites en 2001 par Elena Mendoza [lire nos chroniques de Fe de erratas, Brevario de espejismos, La ciudad de las mentiras et Salón de espejos], No hay, mariant les instrumentistes dans un duo tendu dans sa sévérité lyrique. À l’exclusion du volet médian du triptyque se glisse le court texte de Navarro à l’issue duquel s’enchaîne Que caminar, troisième Contra-dicción, la phrase formée par l’addition des titres de chaque partie empruntant à l’une des dernières œuvres de Luigi Nono, No hay caminos, hay que caminar... Andrei Tarkovski pour sept chœurs orchestraux (1987), référence du Vénitien à une inscription lue dans un cloître tolédan (Caminantes, no hay caminos, hay que caminar : Marcheurs, il n’y a pas de routes, il faut marcher). Créé à Darmstadt en 2004, Lo que nunca dijo nadie (Ce que personne jamais n’a dit), qui borde le texte de Lannefranque, réunit guitare et violon ; les officiants prononcent quelques vers lapidaires et tragiques du poète asturien Ángel González (1925-2008), magnifiés par l’extrême tonicité de cette pièce stimulante – « les mots échouent et la langue disparaît jusqu’à ce que la sentence de mort soit prononcée », précise la compositrice espagnole, « lo condenaron a muerte ». Chœur 5 de Kae Tempest (Fracassés) réunit une dernière fois les jeunes actrices et acteur (Émilie Diaz, Laetitia Nagrodski, Léonor Vanryssel et Lucas Sekali).

Retour de 2e2m et de Léo Margue [lire nos chroniques du 22 mars 2018 et du 13 février 2022], en compagnie du trompettiste Louis Gauvrit et du baryton Paul-Alexandre Dubois [lire nos chroniques d’On-Iron, L’opéra de quatre notes, El Cimarrón, Sous le ciel de Quichotte, Qaraqorum et The lighthouse] avec lesquels créer Cornucopia d’Augustin Braud [lire nos chroniques de Ceux qui restent et de TRON]. Alternant les vers de Rilke et les descriptions recueillies sur la brutalité et le burn-out telles qu’exposé ci-avant (déjà entendues, donc, ce qui ne saurait être indifférent dans la perception qu’on en peut avoir), cette œuvre coup-de-poing d’environ onze minutes sollicite la voix, après un bref prélude qu’on pourrait dire au fer à repasser, puis une parcellaire péroraison de trompette. « Ô belle corne… » – passé les quatre premiers vers, chantés, il s’agit de dire, non sans une certaine urgence, tandis que les vents roulent d’innombrables bosses en autant d’arêtes expressives rehaussées par la percussion et les cloches. Dans l’ultime narration, isoler de toute teneur instrumentale la phrase « j’ai plusieurs fois pensé au suicide » amorce un final de plus en plus violent dans son insistance désespérée, la trompette criant son aigu quand le baryton en vient à hurler Ne rien lâcher, encore et encore.

BB

* Guillaume Le Blanc :
Les maladies de l’homme normal (Vrin, 2007)
et L’invisibilité sociale (Presses Universitaire de France, 2009), entre autres