Chroniques

par bertrand bolognesi

Concerto delle donne
Dorothee Mields, Barbara Zanichelli et Marie-Claude Chappuis

Bassani, Caccini, Frescobaldi, Galilei, Gesualdo, Luzzaschi, Monteverdi et Rossi
Innsbrucker Festwochen der Alten Musik / Spanischer Saal, Schloß Ambras
- 6 août 2022
"Concerto delle donne", une soirée dans l'Italie des XVIe et XVIIe siècles
© leo binder

Avec grand bonheur l’on retrouve aujourd’hui la somptueuse Salle espagnole du Château d’Ambras, à un petit quart d’heure au sud-est de la capitale du Tyrol. Après y avoir entendu de fort beaux moments de musique [lire nos chroniques du Rare fruits Concil, de La Dirindina, des concerts de Julian Prégardien, Christophe Rousset et Les Talens Lyriques et Accademia Ottoboni], ces dernières années, et après deux étés d’une cuisante abstinence provoquée par les restrictions sanitaires qu’entraîna la pandémie, prendre place dans ce grand quadrilatère orné semble exquis privilège. Et plus encore, lorsqu’il s’agit d’une soirée du niveau de celle-ci ! Aux côtés de l’ensemble Between the Strings, trois voix invitent les auditeurs dans l’Italie des Cinquecento et Seicento – plus précisément entre 1568, pour l’œuvre la plus ancienne du programme, et 1632 quant à la plus récente –, via un parcours de madrigaux amoureux. Le projet Concerto delle donne connaît ce soir sa première publique, dans le cadre des prestigieuses Innsbrucker Festwochen der Alten Musik.

Trois voix, donc, celles du mezzo-soprano Marie-Claude Chappuis et des soprani Dorothee Mields et Barbara Zanichelli, toutes régulièrement appréciées dans le répertoire baroque. Mais encore quatre instrumentistes, Federica Bianchi (orgue et clavecin), Frauke Hess (violes), Margret Köll (harpe) et Elisa La Marca (luth et guitare) formant Between the Strings, de sorte que l’on pourrait ici détourner le titre de l’opus 30 de Prokofiev – Sept, ils sont sept (Семеро их) – en le féminisant, puisque les artistes sont des donne. Encore créent-elles un certain suspense avant que d’être toutes les sept en scène. Pour commencer, Federica Bianchi joue la deuxième toccata du premier livre des Toccate e partite d’intavolatura di cimbalo de Girolamo Frescobaldi (1615), page délicatement introspective et richement chantournée qu’elle livre avec évidence. Aux voix d’alors intervenir selon un dispositif particulier qui importe un peu de théâtre dans la Spanischer Saal : Dorothee Mields s’exprime depuis l’antichambre où elle est accompagnée par la harpe tandis que Barbara Zanichelli fait son entrée par le grand portail, avec la guitare, rejoignant Marie-Claude Chappuis qui chante in loco avec la viole – ainsi Belle rose porporine de Giulio Caccini (ca. 1602) est-il fait belle entrée en matière d’une première partie consacrée aux amours heureuses, non dépourvue d’une certaine galanterie.

Au sain entrelacs mélismatique de T’amo, mia vita! (à trois) succède le duo Stral pungente d’amore par Zanichelli et Chappuis, pages extraites des Madrigali de Luzzasco Luzzaschi (1601) qui font saisir ô combien l’attribution des tessitures est plus question de couleur vocale que de registre stricte. Articulé par une transcription instrumentale de la chanson Susanne un jour de Roland de Lassus par Orazio Bassani (ca. 1620), à l’orgue et à la viole, s’enchaîne le solo Amarilli, mia bella de Caccini, extraordinaire déclaration par Marie-Claude Chappuis, fort inspirée [lire nos chroniques des 17 septembre et 15 novembre 2005]. À ses consœurs d’à nouveau plonger dans le même recueil du Ferrarais Luzzaschi avec Io mi son giovinetta qui, sur le subtil ondoiement du clavecin, fait apprécier la demi-teinte précieuse de Dorothee Mields et la clarté charmeuse de Barbara Zanichelli, qualités qui s’y complètent idéalement. La redoutable conception harmonique de Carlo Gesualdo da Venosa, si personnelle, fait florès dans la Gagliarda del principe où violiste, luthiste et harpiste excellent à révéler la veine instrumentale du fameux vulpurese, moins connue. Lui font écho Troppo ben può questo tiranno Amore de Luzzaschi (en trio vocal), décidément le madrigaliste le plus visité de la soirée, puis le brillant et hypnotique Zefiro torna (à deux)extrait des Scherzi musicali de Claudio Monteverdi (1632), réalisé avec beaucoup d’esprit.

Et Monteverdi ouvre la seconde partie du concert avec la tendre Hor care du premier livre des Canzonette (1584), splendide a cappella d’une ineffable suavité. Nous voilà désormais dans le recueillement volontiers dolent d’une approche très différente de l’amour, tel qu’en témoigne le trio O dolcezze amarissime d’amore de Luzzaschi (avec harpe, luth et orgue). De fait, comme par crainte de déchirer quelque fragile voile, le public n’ose plus applaudir, si bien que les pages s’ensuivent comme en un seul récit. Après la violiste, c’est au tour de la harpiste Margret Köll, qui assure également la direction artistique de Between the Strings, de briller dans l’audacieuse Canzon francese de Gesualdo, bientôt gagnée par Aura soave di segreti accenti – Luzzaschi, toujours… – par Dorothee Mields qui en signe un abord infiniment sensible [lire nos chroniques du 21 août 2009 et du 12 avril 2017]. Rejointe par les deux autres voix, encore sert-elle, de son timbre rond et d’un art certain, Occhi del pianto moi cagione (du même). Quatrième solo instrumental de la soirée, Vestiva i colli, puisé dans le Fronimo Dialogo de Vincenzo Galilei (ca. 1569), permet de mieux entendre Elisa La Marca dont s’impose le grand talent à travers un phrasé surprenant, presque legato.

Après le duo O come sei gentile de Monteverdi (1619), par Dorothee Mields et Barbara Zanichelli, cette dernière met la lumineuse tonicité de son impact vocal, potentiellement espiègle, à disposition de Quel sguardo sdegnosetto du célèbre Crémonais (1632) [lire notre chronique du 19 août 2017]. Deux compositeurs non encore abordés font le final. Du pugliese Luigi Rossi [lire nos chroniques d’Orfeo et d’Il palazzo incantato], nous goûtons l’envoutant Pene, pene, ahi, chi vuol pene et le turpide Fan battaglia, cantates à trois voix ponctuées par une Gagliarda detta « Marchesino » (1607) du violoniste mantouan Shlomo Rossi, traversée par une réjouissante vigueur interprétative.

Quel moment ! Avec Silla, l’opéra de Graun apprécié hier [lire notre chronique de la veille], la quarante-sixième édition des Innsbrucker Festwochen der Alten Musik se poursuit jusqu’à la fin du mois avec deux autres ouvrages lyriques et de nombreux rendez-vous prometteurs, dont le récital de Roberta Mameli (12 août), Messiah d’Händel (12), le concert de La Cetra (19) et bien d’autres encore.

BB