Chroniques

par bertrand bolognesi

Bernard Haitink dirige l'Orchestre national de France
Mahler par Christianne Stotijn, puis Huitième de Chostakovitch

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 30 juin 2005
la chanteuse Christianne Stotijn photographiée par Marco Borggreve
© marco borggreve

Pour son avant-dernier rendez-vous de la saison parisienne, l'Orchestre national de France invite, comme l'an dernier [lire notre chronique du 30 juin 2004], Bernard Haitink à diriger un programme Mahler et Chostakovitch. Pour commencer, le mezzo-soprano néerlandais Christianne Stotijn [photo] livre les quatre Rückert Lieder de Gustav Mahler, suivis du bouleversant Ich bin der Welt abhanden gekommen.

Pour Blicke mir nicht in die Lieder, le chef prépare à son chant une sonorité instrumentale soignée, mystérieuse, excellente évocation d'un monde que la chanteuse peut développer grâce à une grande intelligence du texte, servie par une diction exemplaire. De même le fin tapis de cordes l'invite-t-il à un Liebst du um Schönheit qu'elle rend lumineux, menant la phrase avec une remarquable souplesse, dans une délicatesse exquise. L'introduction d’Um Mitternacht annonce ici des tourments déjà expressionnistes sur lesquels la voix use d'un grave épais, dans une interprétation savamment contrôlée qu'on aimerait peut-être un rien plus lâche, à certains passages. Cela dit, on saura gré à la soliste de nous épargner les habituels soupirs dont on croit intéressant d'affubler cette littérature. C'est avec une simplicité, une évidence étonnantes qu'elle donne Ich atmet' einen linden Duft, d'un organe qui semble tout spécialement fait pour cette musique-là. On regrette toutefois que la dimension poétique de l'œuvre soit un peu oubliée par la concentration sur la réalisation technique, par ailleurs irréprochable. Enfin, le dernier Lied révèle l'ampleur de la voix d'une artiste encore jeune dont l'art ne demande qu'à se laisser habiter par la vie pour trouver la profondeur nécessaire. Avec un tel potentiel, il est à gager qu'elle portera plus haut encore ce répertoire, d'ici quelques années. Une fois de plus, les musiciens de l'ONF affirment précision et nuance, Haitink ciselant des textures raffinées pour construire minutieusement chaque climat.

Composée en deux mois, durant l'été 1943, dans une des maisons de campagne de l'Union des Compositeurs Soviétiques, la Symphonie en ut mineur Op.65 n°8 de Dmitri Chostakovitch, surnommée à tort Stalingrad – puisque le triste siège de la ville était terminé lors de sa composition et qu'elle n'entend à aucun moment témoigner du triomphe de la ténacité patriotique sur l'occupant allemand –, fut mal accueillie par les autorités staliniennes, un critique « autorisé » lui reprochant notamment un « niveau idéologique trop faible », l'œuvre consistant plus en une méditation sur les souffrances de la guerre qu'en une hymne à la victoire. Créée à l'automne de la même année par Evgueni Mravinski qui parvint à la diriger une nouvelle fois au Printemps de Prague 1947, elle devait précipiter son auteur dans un lourd purgatoire, la presse officielle prenant prétexte à remuer les accusations dont avaient souffert Lady Macbeth de Mzensk et Le nez au début des années trente, les faisant transpirer jusque sur des pages alors admises, telles les Cinquième et Septième Symphonies, de sorte qu'au profit de compositeurs souvent sans talent, la musique de Chostakovitch ne fut plus la bienvenue dans les programmes. L'âpre Huitième dut attendre octobre 1956 pour retentir à Moscou une nouvelle fois, sous la battue du Géorgien Samuel Samossoud réhabilité par Khrouchtchev.

Ce soir, l'auditeur est directement immergé dans une vision noire de cette pièce. Après le farouche début des cordes graves de l'Adagio initial, Haitink tisse un mouvement au lyrisme retenu, comme contrarié, nourrissant d'autant plus sa libération lorsqu'elle finit par subvenir, qu'il édifie avec une profondeur inouïe. Ne laissant rien au hasard, sa lecture explore chaque détail pour mieux révéler la richesse de l'œuvre, faisant des choix de couleur, d'articulation et de dynamique qui se gardent de toute espèce de pathos. Une pâte dense installe l'Allegretto, n'abusant jamais du marcato, et suggère un sarcasme prodigieusement affreux qui dès lors ne tient plus vraiment de l'humour.

Dans l'Allegro non troppo, mordant et même hargneux, les aigus poussent leurs cris ricaneurs, tandis qu'en un Largo terriblement régulier, Bernard Haitink touche génialement l'inertie d'un monde contrôlé, dans une humeur nettement grave qui exclut tout sourire, même grinçant. Moins démonstrative que les diverses versions qu’il grava lui-même, l'interprétation de ce soir s’avère plus lente et moins contrastée, honnissant toute violence spectaculaire pour mieux se concentrer sur la nécessité même du geste compositionnel. Ainsi nous laisse-t-elle dans le trouble du doute après un ultime mouvement poseur d'énigmes dont on ne saura jamais s'il se repentit ou s'il se résigne.

BB