Chroniques

par bertrand bolognesi

A kékszakállú herceg vára| Le château de Barbe-Bleue
opéra de Béla Bartók (version de concert)

domaine privé Péter Eötvös
Cité de la musique, Paris
- 28 mai 2004
le compositeur et chef hongrois Péter Eötvös par István Huszti
© istván huszti

Cette dernière soirée du fort beau cycle qu’à Péter Eötvös Radio France, l'Ensemble Intercontemporain et la Cité de la musique consacrent fait découvrir Replica, concerto pour alto commandé par l'Orchestre Philharmonique de la Scala qui le créait en 1999. C’en est aujourd’hui la première française. Sorte d'opéra sans paroles, l'œuvre s'inscrit dans la continuité du travail sur Trois sœurs, ouvrage présenté à l'Opéra national de Lyon en 1998. Le soliste entre immédiatement dans le vif du sujet, seul, par une mélopée désolée dont les relais orchestraux restent prudents, comme pour mieux l'isoler ou l'éloigner. Christophe Gaugé livre une lecture clairement intelligible de cette joute oratoire entre l’alto et le tutti, offrant une sonorité toujours minutieusement choisie, bien qu'accusant parfois de petits soucis d'intervalles. D'une facture subtile, Replica paraît assez simple, de prime abord, partageant avec Le Balcon une séduisante facilité d'appréhension que l'on pourrait soupçonner de directement assimilable, alors qu'en réalité, il est à gager que de nouvelles écoutes révèleront d’autres secrets.

Replica reste un îlot dans un programme largement bartókien, puisque le concert s'est ouvert avec les Deux Images Op.10 Sz.46 et que Le château de Barbe-Bleue cède toutes ses portes à le refermer. Datant des mêmes années, ces œuvres affirment l'inspiration hongroise de Bartók, l'une par la référence à des sources folkloriques, l'autre parce qu'elle est le premier opéra chanté en langue magyare, celui qui libéra la production lyrique pestoise des ouvrages en langues allemande et italienne. Elles se rejoignent dans une omniprésente facture symboliste, mâtinée d'un expressionnisme contrasté dans l'opéra, plus évidemment debussyste dans En pleine fleur, la première Image, tout en flirtant avec une rythmique bulgare.

Bartók écrivit Deux images durant l'été 1910, alors que le poète Béla Balázs achevait le livret de l'opéra, d'abord destiné à Zoltán Kodály ; il s'attelait à Barbe-Bleu de février à septembre de l'année suivante. La parenté n'a donc rien d'étonnant. À la tête de l'Orchestre Philharmonique de Radio France, Péter Eötvös construit une sonorité toute de mystère, soignant minutieusement les alliages timbriques, pour En pleine fleur. Il choisit une lecture plus « globale » de la Danse de village, soulignant son caractère roumain sans s'attarder au détail, dans un grand geste énergique, comme il le fit pour le Concerto pour orchestre il y a une dizaine de jours [lire notre chronique du 18 mai 2004].

A kékszakállú herceg vará bénéficie d'une interprétation contrastée, très tendue, hantée par un danger toujours menaçant. Souvent l’on rapprocha cette œuvre de l’opéra de Dukas et de Pelléas et Mélisande : cette influence française pourrait bien s’y laisser entendre, certes, mais avec un sens dramatique radicalement différent. Péter Eötvös ne s'y trompe pas : c'est bien une musique destinée au théâtre qu'il dirige ce soir, sans exclure d'en respecter le raffinement. Mais à celui qui aurait souhaité la mesure et l'élégance d’István Kertész, par exemple, il impose une option nettement plus musclée et volontiers spectaculaire, loin de la clarté boulézienne entendue ces dernières années. Cette sauvagerie n’est pas éloignée de la version d'Antal Dorati, mais en plus leste encore, plus vive et terriblement rebondissante.

Ildikó Komlósi est une Judit fascinante. D'abord assez timide, avec une voix qui nécessite un peu de temps avant d'être à son zénith, elle offre, au fil de l'exécution, un timbre charnel qui se libère dans des phrasés splendides. Sans mise en scène, elle construit un personnage qui emporte dans l’action imaginée plutôt que vue, un théâtre intérieur de l’auditeur, pour ainsi dire. Rarement l'on touche ainsi les mots, comme « Donne-moi les clés, car je t'aime » qui soumet le sombre châtelain. De même « Désormais la nuit est tienne » soumettra-t-il Judit, finissant par hypnotiser l'hypnotiseuse. Kékszakállú est confié à l'excellent Péter Fried dont on put entendre la version enregistrée à Cologne avec Cornelia Kallisch et Eötvös également (Hänssler). Le rôle est intelligemment interprété, d’un timbre remarquablement présent. Ill est irremplaçable de pouvoir l'entendre si magnifiquement chanté par une voix encore jeune, en pleine possession de ses moyens, qui déploie un art des nuances parfaitement maîtrisé.

L'on retrouvera l'univers de Péter Eötvös à l'automne avec la création de son nouvel opéra, Angels in America, au Théâtre du Châtelet.

BB