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Chroniques
Петрушка – Die sieben Todsünden
Petrouchka – Les sept péchés capitaux
Pour les fêtes de fin d’année, l’Opera Vlaanderen propose deux spectacles. Tandis qu’à Anvers retentit la musique de Bizet avec Les pêcheurs de perles (du 15 décembre au 12 janvier ; nous en parlerons bientôt), l’Opéra de Gand réunit deux ballets marquants du premier XXe siècle, tous deux créés à Paris. Le 13 juin 1911, le Théâtre du Châtelet accueillait la première de Petrouchka d’Igor Stravinsky que Michel Fokine chorégraphiait alors pour les Ballets Russes. À Serge Lifar reviendrait celle des sieben Todsünden de Kurt Weill, au Théâtre des Champs-Élysées le 7 juin 1933. Né le samedi 16 décembre, ce couple inédit occupera les soirées gantoises jusqu’à la veille de la Saint-Sylvestre. Si les musiciens du Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen sont confiés à une seule et même baguette, ô combien efficace et inspirée, chaque œuvre requiert son chorégraphe, de sorte que deux esthétiques se confronteront sous les lumières de David Stockholm, dans les costumes de Teresa Vergho et sur l’espace scénique imaginé par Eva Veronica Born.
Tandis que, sous la houlette énergique d’Alejo Pérez, la fosse engage le vif bruissement stravinskien, une horde rurale apparaît en fond de plateau, entre deux tertres désolés. Une sorte de peluche recouvre les reliefs dont est faite la scénographie, prenant si bien la lumière qu’elle figure tour à tour une terre sèche, les blés fraichement taillés, une lande aride, voire des dunes. Tout en lenteur, a contrario du son, le groupe avance sous les nuages bientôt dissipés, comme à l’aube du Mardi gras qui génère ces scènes burlesques en quatre tableaux. Joute et lutte en font le sel, un assaisonnement de saisies, coups, baffes et claques au ralenti, sauts, portés et chutes, dans une grotesque chevauchée humaine fascinante de précision et de plasticité, où s’est lové la verve volontiers comique qui intègre l’argument. Le village est en émoi, à l’approche de la Pâque, tandis que le pantin Petrouchka s’effondre. Sans synchronie avec la partition, la chorégraphie d’Ella Rothschild ne joue certes pas contre la musique et cependant ne joue pas pour autant avec elle, ou du moins joue-t-elle comme à travers un miroir déformant qui en abstrait la vigueur rythmique. Habitués à entendre Petrouchka au concert, nous sommes surpris par les silences réservés entre chaque tableau. Une pantomime parfois judicieusement pesante, souvent poétique, les sépare, chacun démarrant ensuite sous mailloches fermes. Voilà que l’on tente de faire bouger le gisant, d’en animer la désarticulation inquiète ou coupable. Un grand gaillard à bretelles (Morgan Lugo) saisit le corps sans vie, le tourne, le secoue, le porte et finalement l’allonge. Ses camarades le rejoignent, formant simulacre de veillée funèbre.
Musique revenue, le gisant se réveille progressivement, tandis que les autres viennent écouter son mécanisme – son cœur, car il est amoureux, et c’est l’infidélité de la poupée qui le fait mourir. Rien n’y fera pourtant, la semi-dépouille s’enferre dans la léthargie. Un âne est amené sur la friche – la vie que les danseurs donnent à la marionnette est proprement bouleversante. Du museau, le doux animal retourne le gisant, puis refuse d’avancer, attendant vraisemblablement quelque tendresse qui ne vient pas. Après un démembrement surréel, l’âne, intégrité recouvrée, tremble de fièvre ou de terreur, avant un second démembrement, définitif – la fin du carême est temps de sacrifice. Dans un silence affreux, les officiants s’écartent, chacun emportant en coulisse un morceau de la bête et laissant seul le morne amuseur, pensif, assis au cœur de l’espace. Pour finir, une véritable polyphonie gestuelle envahit le plateau, intégrant la paralysie du protagoniste, reprise par contamination. La synchronie triomphe alors, déployant une superposition de microgroupes. Sur un corps féminin qu’un danseur dépose sur la lande, on retrouve la tête de l’humble équidé. Une ultime danse est engagée, mais Petrouchka s’effondre. Tous les danseurs chutent à leur tour, gisant à jamais quand les derniers accords éteignent la scène.
Passé l’entracte, le ballet chanté, dernière collaboration de Weill avec Bertolt Brecht, fait l’objet de la chorégraphie de Jeroen Verbruggen. Après la prodigieuse clarté qui caractérisait sa lecture de Petrouchka, l’habile Alejo Pérez [lire nos chroniques de Jakob Lenz, Steine, Modulations, Die Gezeichneten, Twist, De Profondis, Der Schmied von Gent, L’ange de feu et Guerre et paix] cisèle presque voluptueusement la sensualité de Die sieben Todsünden – s’ils n’étaient point si séduisants, qui succomberait ?... Le dispositif scénique demeure, adapté par une sorte de gris tapis de danse, plus prosaïque, et un grand arbre mécanique doté d’un appareillage de lettres lumineuses qui allumera le nom de chaque péché. Comme par rébellion, Anna II, dansée par Lara Fransen, s’y pendouille parfois. D’un mezzo-soprano fort chaleureux, Sara Jo Benoot incarne Anna I, les deux Anna étant bel et bien deux sœurs, ici, et non deux faces contradictoires et cependant complémentaires d’une seule héroïne. Loin de certaines habitudes prises avec l’œuvre et ce répertoire en général, l’artiste affirme à sa partie une vocalité résolument lyrique. Tout juste sommes-nous quelque peu gênés par la sonorisation dont l’avantage est de permettre de ne pas projeter les parties parlées du rôle, ce qui les rend plus naturelles, plus directes. La chaloupe de l’orchestre, généreuse en diable, se fait proprement irrésistible – la salle en danserait presque ! Si un léger décalage se laisse entendre entre la fosse et le quatuor familial lors de sa première intervention – Timothy Veryser, Hugo Kampschreur, Lucas Cortoos et Manuel Winckhler –, la splendeur a capella de La gourmandise, bijou exquis, glisse en l’oreille complaisante son sucre sournois.
La danse alterne une cassure quasiment expressionniste à l’obésité de la famille, formant un contraste comique avec la dextérité et la sveltesse du corps de ballet. Cette fois, les trente-cinq minutes de pantomime ne quitteront pas la synchronie. Quelques trouvailles de jeu viennent les épicer, comme le cruel forçage de la mâchoire d’Anna II pour sa litanique approbation (La colère) ou, mieux encore, le rire fou de cette dernière qui, après La luxure, répond à celui, pesamment embourgeoisé, de sa sœur. La montagne de ballons-bonbons promenée par un invisible Parpignol met en relief les têtes de gorets peuplant La gourmandise, tandis que l’unique face de cochon rouge personnifie de sa lascivité La luxure, à l’opposé des plastrons éthérés des amants fortunés qui ne procurent pas de plaisir mais ouvrent grand leurs portefeuilles. Les froufrous dorés de L’avarice s’avèrent nettement moins parlant. Elle finit bien mal, cette pauvre Anna. Le beau cochon rouge n’aurait-il pu la sauver ?...
À deux décennies de distance, un ballet suggérait quand le suivant disait tout. Ainsi avons-nous voyagé du symbolisme du peintre et scénographe Alexandre Benois, à l’origine du livret de Petrouchka, jusqu’à la crudité objective de Brecht magnifiée par le jazz weillien. Grande soirée !
BB