Chroniques

par bertrand bolognesi

Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opéra de Lausanne
- 6 avril 2022
Fort bel EUGÈNE ONÉGUINE (Tchaïkovski) d’Éric Vigié à l'Opéra de Lausanne !
© jean guy python

Pour sa présentation à l’Opéra de Lausanne, l’Eugène Onéguine d’Éric Vigié, directeur de l’institution vaudoise qui coproduit le spectacle avec l’Opéra royal de Wallonie où il fut donné cet automne, ne cède pas à la mode désormais largement répandue de ménager l’entracte au cœur de la représentation, par-delà toute cohérence dramatique. Ce soir, deux entractes ponctuent l’action, selon une succession plus confortable pour le public et peut-être même pour les artistes. Un geste s’érige en principe de la soirée : chaque prélude est joué rideau bas, un personnage survenant bientôt à l’avant-scène pour introduire la dimension théâtrale, d’abord par l’apparition du décor derrière un voile de tulle qui en feutre la prime perception, lui-même révoqué lorsque s’ébranle l’action.

Cette délicatesse à si bien dresser la table va de pair avec l’approche sensible et soignée de Gavriel Heine, au pupitre de l’Orchestre de Chambre de Lausanne dont il faut particulièrement féliciter clarinettes (Davide Bandieri et Curzio Petraglio), hautbois (Yann Thenet et Diogo Pinheiro) et flûtes (Jean-Luc Sperissen et Anne Moreau Zardini). En ne forçant jamais le format, le chef répond intelligemment au souci d’équilibre entre voix et fosse souhaité par Tchaïkovski, équilibre soutenu par la densité certaine des cordes, nourrie sans envahir la ciselure générale de l’interprétation.

L’un des atouts de l’Opéra de Lausanne est de savoir exactement quel chanteur distribuer dans tel rôle – pour tautologique que la remarque puisse paraître s’agissant de l’activité d’un théâtre lyrique, cette qualité ne va toutefois pas toujours de soi. Aussi goûte-t-on ici des incarnations vocales de haute tenue, tant efficace dans les arie que dans les ensembles, tel ce quatuor de rêve en fin de premier tableau de l’Acte I. Applaudissons donc le Triquet bien chantant de Jean Miannay, très gracieux, l’évidence d’Alexandre Bezrukov en Grémine [lire notre chronique d’Iolanta], le creux enveloppant du contralto Qiu Lin Zhang en Filipievna [lire nos chroniques du Rheingold et de Siegfried] et la mûre lumière de Susanne Gritschneder en Madame Larina [lire notre chronique de L’amour des trois oranges], quoiqu’un peu en-deçà de ses consœurs non en ce qui regarde la prestation vocale et musicale mais quant au jeu, un rien trop appuyé.

Les deux jeunes filles de la pièce, dotées d’organes assez puissants pour autoriser qu’elles chantent dos au public au début, sont fermement campées. Ainsi du mezzo attachant et de la ligne irréprochablement conduite d’Irina Maltseva, Olga qui brûle les planches [lire nos chroniques des Troyens et de Guerre et paix], mais encore de l’ample soprano, à l’aigu fulgurant, de Natalia Tanasii [lire notre chronique de Manon], Tatiana lyrique en diable dont le caractère vocal entre parfaitement en résonnance avec l’option de mise en scène (nous y viendrons). Les faux-rivaux ne sont point en reste. Idéalement clair, le Vladimir de Pavel Petrov s’orne d’un timbre bien serti et avantageusement impacté, fort émouvant dès l’abord et plus encore dans le fameux air du duel qu’il mène somptueusement, sans heurt, grâce à une souplesse confondante [lire notre chronique de La dame de pique]. Enfin, on retrouve avec plaisir l’excellent Kostas Smoriginas dans le rôle-titre [lire nos chroniques de Te Deum, Boris Godounov, Aleko et Don Giovanni] : cette longue voix, favorisée par une gestion remarquable du souffle, affirme une couleur égale sur l’ensemble du registre, malgré les quelques impuretés venues à peine en ternir l’impact lors des premières interventions. Le baryton lituanien surmonte vite cette légère méforme et signe un Onéguine de référence duquel, là encore, la production profite avec subtilité.

Car le fait qu’il soit un révolutionnaire convaincu et vraisemblablement un meneur vient ici justifier ses atermoiements. Non content d’avoir su créer une ambiance élégamment tchekhovienne pour le premier acte, tout en mettant l’accent sur le lien étroit entre servage et religion, Éric Vigié invite un homme de conviction que son costume (vareuse et culotte de cheval noires) montre préstalinien. Après la scène de la lettre, dans une véranda fatiguée, l’évidence s’impose avec le refus de l’amour de Tatiana : Onéguine est tout entier tendu vers une cause, celle du peuple, au point d’offrir à celle qu’il éconduit son écharpe rouge, pendant d’un certain petit livre tout aussi rouge. De fait, l’Acte II ne se passe pas dans la maison des Larine mais sur la place où le clocher de l’église fut abattu, cloches déposées dans une fumée invasive, et il n’y est pas question d’invités mais d’une soldatesque farouche ayant dépossédé la noblesse de province. Dans ce nouveau contexte, Tatiana apparaît alors en pasionaria de la Révolution – son désir s’est déplacé –, bientôt désillusionnée lorsque les passions privées, individuelles, confrontent son héros au tendre Lenski. Encore le duel pose-t-il bien des questions, avec l’échange entre le Capitaine et Monsieur Guyot autour de l’arme et du projectile, conversation si longue qu’elle donne à penser que tout serait joué d’avance pour éliminer Vladimir par-delà la volonté d’Eugène.

Pour finir, la salle de bal chez le prince Grémine est le hall d’apparat d’un palais de l’ère soviétique, bordé par les statues de Lénine et de Staline. Voilà les personnages propulsés dans la Russie des années trente, comme l’indique clairement la vêture des dames (dessinées par le metteur en scène), l’étoile rouge en guise de diadème pour couronner la petite danseuse, enfin l’abandon des barbes tolstoïennes au profit des moustaches du guide. Maréchal d’URSS, Grémine boite noblement et livre son air comme l’on parle tout seul tandis que l’assistance, avachie dans les fauteuils (rouges), regarde un film à l’aura bien de son temps. Dans tel contexte, Tatiana ne renonce pas à l’amour par fidélité mais par prudent pragmatisme. De fait, son redoutable bonhomme fait signe aux gardes d’emporter le gêneur, vraisemblablement pour aussitôt l’abattre, la dynamique de l’État le plaçant en position d’éliminer non seulement tout suspect politique mais aussi qui le menace dans son intimité – ainsi retrouve-t-on cette infiltration du domaine privé dans la gouvernance révolutionnaire, évoquée au premier tableau du chapitre médian. Avec la complicité de Gianfranco Bianchi (vidéo), Jean-Philippe Guilois (chorégraphie), Gary McCann (décors) et Henri Merzeau (lumières), Éric Vigié relève habilement le défi qu’il s’est fixé – grand bravo !

BB