Chroniques

par bertrand bolognesi

Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski

La Monnaie, Bruxelles
- 30 avril 2006
José van dam est le Godounov de La Monnaie (Bruxelles)
© ruth walz

Lorsqu’une maison d’opéra s’attelle à une nouvelle production de Boris Godounov, une éternelle question se pose : quelle version faut-il monter ? À La Monnaie, entre diverses possibilités, Klaus Michael Grüber choisit de faire l’impasse sur l’acte polonais, option qui concentre judicieusement l’argument sur son cours politique et son impact communautaire. Avec la complicité du peintre madrilène Eduardo Arroyo, il a imaginé un double dispositif : un plateau nu pour les grandes scènes, obstrué par un mur d’avant-scène lors des exergues. Pour finir, ces principes se rejoignent, livrant le destin d’un peuple à une déroutante exiguïté.

Un mur d’avant-scène en gros agglos – par la fente duquel se laisse deviner la lumière d’autres cieux, fonctionnant à la manière d’une iconostase qui soustrait à la vue du peuple le lieu sacré d’où viendront les prêtres et les puissants – situe le premier tableau du prologue. Pour le second, un espace bleu-Klein où le chœur forme une diagonale dont le point de fuite est un ange aux grandes ailes blanches, posé sur une stèle, sorte de Christ à la poitrine ensanglantée (joué par un danseur). Impressionnant, le vide d’un plateau-échiquier, délimité côté jardin par un portail argenté aussi haut que le cadre de scène. L’ermitage de Pimène se découpe ensuite dans cet azur immense comme un îlot – on s’interroge sur la présence d’une lionne empaillée… Pour l’auberge, un mur de bottes de foin ferme l’horizon, l’Hôtesse s’occupant à trancher des légumes, assise sur une cage à poule, indiquant immédiatement et d’un seul signe que nous avons quitté Moscou. Au Kremlin, l’orient de tout ce bleu – d’autant souligné par le voile où Xenia se réfugie – est révélé par un globe terrestre transparent et la tache rouge d’une étoffe jetée sur le trône central, majestueux de simplicité.

La relative austérité de cet univers porte magnifiquement la dramaturgie, enfin débarrassée des surcharges décoratives qu’on lui impose souvent. Cependant, le premier tableau du troisième acte ne gagne rien à l’appui grossier d’une métaphore évidente, si ce n’est un vaste fouillis. Et si la sobriété de l’épisode suivant, devant un étagement qu’on jurerait de porphyre, sert magnifiquement la mort de Boris, la fin du spectacle ne convainc guère – enseigne foraine, cheval de manège sur lequel Gregori partira à la conquête de la terre russe, et lumières de Luna Park inventent un grand bazar par lequel Grüber questionne, montrant le toc politique qui manipule des idéaux, et sans doute bien d’autres choses.

Si Kazushi Ono répond à l’épure générale par la grande nudité avec laquelle il introduit son interprétation, apportant un soin particulier à la couleur, sa conduite manque d’unité. Par un appui parfois trop lourd sur les percussions et les cuivres graves, elle ralentit l’action (Slava ! du deuxième tableau du prologue, par exemple). En revanche, pour éviter de trop lisser le propos dramaturgique, une couleur moins saine eût été souhaitable sur la dernière incise de Grigori (Tableau 1 de l’Acte III). Par ailleurs, le chef accompagne subtilement le récit d’Ouglitch (Pimène, même scène), livre idéalement l’hiératisme de l’écriture de Moussorgski et travaille main dans la main avec José van Dam, notamment pour le dernier soupir du tyran. On saluera la grande énergie déployée dans le tableau final.

Dans la sobriété de cette production, l’apparition d’un Boris entièrement doré (costume et maquillage) fait figure d’icône. José van Dam en habite somptueusement l’enveloppe. Si ses moyens ne sont plus exactement ceux qu’on lui connut, il en use si lucidement que l’incarnation se révèle passionnante. Conduisant intelligemment la phrase, recourant à un cuivre étonnamment intact, cédant rarement à la tentation du parlando, c’est sans avoir à rougir que l’artiste retrouve le théâtre où Gerard Mortier l’invitait autrefois à chanter son premier Boris.Aujourd’hui, qui prétendrait n’avoir pas été saisi par la mort de ce Godounov-là ?

Dans un plateau vocal qui brille par l’équilibre, on remarque l’Hôtesse sonore d’Ekaterina Gubanova, la voix généreuse et souple de Nina Romanova en Nourrice, la gentille efficacité de la Xénia d’Irina Samoïlova et le satisfaisant Fiodor de Janja Vuletic. Côté messieurs, Andreï Breus offre à Chtchelkalov une plénitude de timbre et une puissance luxueuses, et Dmitri Voropaev la lumière évidente de sa voix facile à l’Iourodivi (юродивый). C’est avec plaisir que l’on retrouve Vladimir Matorin en Varlaam, lui qu’on applaudissait en Pimène ici, là en Boris ; son air du siège de Kazan prend un jour moins grotesque que celui qui l’éclaire habituellement, ce qui entretient l’urgence et l’inquiétude du climat général. Bien qu’avec un impact vocal parfois inégal, Ian Caley est un Chouïski vaillant qu’il rend sournois sans trop en faire. Après avoir beaucoup chanté Boris, Anatoli Kotcherga – entendu sur cette scène il y a trois ans en Dossifei [lire notre chronique du 25 mai 2003] – présente un Pimène attachant, même si le haut-médium n’est pas toujours stable. Enfin, avec un grave un rien confidentiel, l’Otrepiev de Vsevolod Grivnov bénéficie d’une belle clarté de timbre et d’un chant toujours bien mené.

BB