Chroniques

par bertrand bolognesi

Theodor Wiesengrund Adorno
Interpréter – Pour une théorie de la reproduction musicale

Éditions Philharmonie de Paris (2024) 448 pages
ISBN 979-10-94642-65-8
Les notes d'Adorno, mises en forme par Martin Kaltenecker (2024)

Intitulé Interpréter – Pour une théorie de la reproduction musicale, ce volume posthume de Theodor W. Adorno se tourne vers l’à jamais inachevé, d’autant plus précieux qu’il expose le travail du philosophe dans son geste même. Rassemblées et commentées, les notes ici publiées esquissent un projet de grande envergure : penser l’interprétation musicale comme acte critique, comme connaissance du sens musical et non comme simple exécution technique, et, par-là même, de son inscription métaphysique.

Commencées dès les années trente du siècle dernier, poursuivies après la guerre, ces réflexions sont traversées d’exemples (Beethoven, Wagner, Toscanini, mais aussi Dorian, Riemann ou Caccini) et animées par une exigence constante : faire entendre le contenu immanent de la musique. Pour Adorno, une œuvre n’existe vraiment que dans son interprétation et l’interprétation vrai de saurait être qu’une entreprise dialectique, à la fois fidélité et mise à distance, reconstitution et dévoilement. Jouer de la musique, c’est démonter et remonter, comme en psychanalyse, ce que le texte seul ne contient qu’en puissance – on pourra porter plus près encore l’analogie avec notre clinique : ne pas toucher pour mieux toucher, toucher toujours à côté pour donner en résonance. Comme dans l’interprétation musicale selon Adorno, il ne s’agit jamais d’appliquer une intention au matériau mais d’en suivre les lignes de tension, d’accompagner sans forcer, de s’ouvrir à ce qui résiste ou échappe. Le tact – au double sens d’écoute fine et de retenue active – devient alors condition de vérité, dans une approche où comprendre, c’est faire entendre sans saturer, laisser advenir ce que le texte appelle sans jamais le figer.

Philosophe majeur du XXe siècle, penseur de l’esthétique et critique inlassable de l’industrie culturelle, Adorno n’a cessé de revenir à la musique, qu’il concevait comme un lieu de vérité. Ce livre en fragments révèle à la fois sa rigueur, sa culture vertigineuse, et le désarroi de l’interprète moderne face à une partition qui, loin d’être une recette, est un problème. « La musique est faite parce qu’elle est refaite » : cette phrase, parmi d’autres, donne à ce volume son urgence et sa profondeur. Ce qui frappe aussi, faisant d’ailleurs souvent sourire, c’est le ton cinglant de l’auteur lorsqu’il dénonce les dérives de l’interprétation contemporaine : la Furtwänglermanie, le galimatias sonore des orchestres mal préparés et principalement ce qu’on pourrait appeler le cas Toscanini, le musicien italien se trouvant ici traité de chef sans oreille, d’illusionniste plus soucieux d’effet que de sens, enfin de metteur en scène pour les masses. Ainsi Adorno déboulonne-t-il ces statues vivantes de son temps, avec une férocité qui n’est pas polémique mais diagnostique : c’est au nom de l’œuvre qu’il parle, pour qu’elle échappe à la muséification ou au divertissement.

Saluons le fin travail de restitution accompli par Henri Lonitz, éditeur allemand de cette somme de fragments demeurée en attente, et la traduction rigoureuse de Martin Kaltenecker, qui ont su préserver la densité du style adornien tout en offrant la lisibilité à ce texte longtemps laissé à l’état de gestation. Grâce à eux, c’est tout un chantier de pensée que le lecteur découvre – une traversée exigeante mais stimulante de l’acte d’interpréter. Ce livre nous place au cœur de telle exigence, entre philosophie, musicologie et geste critique. Il nous invite à réécouter autrement ce que nous croyions connaître.

BB