Chroniques

par laurent bergnach

Pierre Boulez – Henri Pousseur
Correspondance (1951-2008) – Écrits inédits – Entretiens

Éditions Contrechamps (2025) 558 pages
ISBN 978-2-940068-75-3
Contrechamps publie la correspondance (1951-2008) entre Boulez et Pousseur

Prise à Darmstadt en 1960, la photographie qui orne la couverture de cette parution des Éditions Contrechamps, supervisée par le musicologue Pascal Decroupet, annonce d’emblée la complicité qu’il put y avoir entre Pierre Boulez (1925-2016) et Henri Pousseur (1929-2009). Leur première entrevue remonte à juin 1951, à l’Abbaye de Royaumont où se déroulaient de ces rencontres autour de la musique que l’aîné n’a jamais vraiment appréciées – « il passait d’ailleurs une grande partie de son temps dans sa chambre, à travailler à Polyphonie X, et se plaignait surtout du bruit matinal des cireuses électriques ! », précise le cadet, en 1996. À la fin de ce même été commence une correspondance qui va durer plus d’un demi-siècle et dont la présente mise à disposition du public poursuit avec bonheur les célébrations de 2025 année Boulez [lire nos critiques des livres de Robert Piencikowski, de Laurent Bayle et de Pierre Brunel].

Si, à l’époque, le mentor de Pousseur est l’organiste et compositeur wallon Pierre Froidebise (1914-1962), Boulez devient vite un « phrare dans notre chaos », voire un « frère-phare », comme il l’écrit dans une chanson qu’il lui dédie en 2005. De fait, ses premières lettres trahissent les doutes d’un novice en quête de conseils, et aussi une certaine allégeance au « type qui a le mieux compris où en est la musique et ce qu’il y a à faire ». Quoiqu’outrancier, le sectarisme du Français est source « d’une action droite et authentique » qu’envie le jeune Belge, victime avouée d’un trop grand éclectisme. L’importance de cette rencontre est rappelée à divers moments, même au soir de sa vie. Outre ses doutes, le jeune Pousseur évoque les contraintes (enseignement, service militaire) et les consolations (ses amours avec Théa, future mère de quatre enfants), mais informe surtout de son activité musicale (compositions, projet de revue, recherches avortées, etc.), mêlée à des réflexions sur l’héritage de Webern, son application dans le domaine de l’électro-acoustique, et sur l’espace sonore en général. Nombre de celles-ci structurent les textes réunis dans le dernier quart du livre.

L’accueil fait par Boulez à Pousseur a bien quelque chose de la fraternité évoquée plus haut, fondée sur la fustigation des minables et un humour sans tabou. En partageant ses conseils et son carnet d’adresse (Stockhausen, notamment), l’auteur de Polyphonie X [lire notre chronique du 26 mars 2025] accepte d’incarner ce flambeau guidant un alter ego sur une mer redoutable, l’encourageant à persévérer dans ses efforts, à ne pas se disperser dans d’inutiles combats, voire à clarifier son discours sur certaines anecdotes qui lui échappent. Boulez le conseille aussi sur le jeu de la harpe, des cuivres ou des cloches. Cependant, lui-même manque de temps pour son propre travail, le gaspillant à voyager avec la compagnie Renaud-Barrault qui l’emploie pour diriger la musique de scène (1946-1956), puis à organiser les concerts du Domaine musical (1953-1967), quand ce n’est pas à s’engueuler une heure et demie avec Schaeffer (1953). Il fait son possible pour être disponible, mais… « Je vous écrirai plus tard. Pour le moment, je n’ai guère le loisir ! » (1963).

À cet éloignement, assez commun entre deux hommes très occupés, s’ajoute « la “glaciation” », une rupture douloureuse pour Pousseur qui y revient dans plusieurs de ses dernières lettres. Elle l’est moins pour Boulez, à l’origine du bannissement, des années après avoir été lui-même mis à l’écart par le mécène Souvtchinsky, suite à la création française désastreuse de Threni (1958) [lire notre critique de leur correspondance]. « Vos émerveillements à propos d’Agon me confirment bien que nous n’avons absolument plus rien à nous dire », écrit en 1971 le résident de Baden-Baden. Mais si Stravinsky est à nouveau à l’origine d’une brouille, il n’est qu’un prétexte pour entériner une discordance de longue date au sujet de la forme ouverte et du pluralisme stylistique. Essentiellement, Pousseur revendique de pouvoir « [s’]appuyer sur les expériences du passé » (2000), tandis que Boulez, qui disait déjà de Rake’s Progress « c’est le Musée Grévin, salle des miroirs déformants » (1952), reste intraitable sur la virginité de son horizon créatif : « L’histoire, si je puis dire, je la liquide autrement » (1999).

Malgré tout, la chaleur fait son retour, ranimant leur complicité de jeunes adultes, quand des enveloppes traversaient la frontière, portant l’adresse de « Pierre Boulèz », avec la mention Rythmicien ou Électroacousticien. Après quinze ans de mise à distance, « Mon cher Henri » se lit à nouveau dans les courriers de celui qui affirme admirer le travail de son confrère malgré sa nature opposée au sien ; des courriers qui répondent à un père soucieux de promouvoir le talent artistique de ses enfants – ce qu’autorise l’existence de l’Ircam (1970) puis de l’Ensemble intercontemporain (1976) –, comme lui-même fut joué par le Domaine musical au temps de l’amitié sans (gros) nuages. De celui qui lui manifeste jusqu’au bout une fidélité et une affection peu communes – dans l’attente d’un mot, Pousseur précise « je l’attendrai tous les jours, comme il y a 50 ans ! » –, Boulez écrirait : « Il était un des premiers camarades avec lequel je me sentais en phase […] probablement le plus obstinément utopiste de toute la bande ».

LB