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Mémoires d’oubliettes
un portrait de Jiři Kylián
La soixantaine venue, d’ordinaire réticent aux confessions publiques, Jiři Kylián a jugé utile de partager son expérience à travers le documentaire de Don Kent et Christian Dumais-Lvowski, lequel mêle aux moments de répétition et de spectacle des souvenirs plus personnels. Ainsi, nous découvrons que le danseur aujourd’hui chorégraphe souhaitait à l’origine devenir acrobate, subjugué par les spectacles de cirque allemands auxquels l’emmène sa grand-mère. Pour une histoire de portes fermées, il va finalement suivre le chemin artistique de sa mère, « un genre de Shirley Temple tchèque » – le père, quant à lui, voyant tout cela d’un mauvais œil. À partir de neuf ans, il étudie la danse classique, folklorique et moderne (Martha Graham), ainsi que le piano, discipline obligatoire. Il est alors loin d’imaginer que, suite à l’arrivée des chars russes dans la ville de Kafka, il prendrait le dernier train autorisé à quitter le pays, le 28 août 1968.
Un contrat signé avec John Cranko, quelque temps auparavant, permet au jeune danseur d’intégrer le Ballet de Stuttgart. Sept ans plus tard, il rejoint le Nederlands Dans Theater (NDT, fondé en 1959) pour lequel il livre plus de deux tiers de ses chorégraphies – une centaine à ce jour. De 1977 à 1999, il en assume la direction artistique et demeure d’une aide précieuse lors de reprises. La caméra le suit dans ses conseils à de jeunes artistes sur la vitesse à trouver, la puissance à développer ou encore la forme à adopter. Sensible à la vulnérabilité des danseurs, Kylián explique pourquoi on trouve tant de duos dans ses œuvres enracinées dans le classicisme, pourquoi la notion d’abstraction lui parle moins que d’autres qui échappent à la compréhension humaine (le temps, par exemple). Concernant l’âge, il a d’ailleurs développé le projet NDT II pour les 16-21 ans et NDT III réservé aux professionnels de plus de 40 ans.
« En tant que chorégraphe, explique le Praguois, je pense que ma mission est d’explorer les profondeurs de notre âme et de mettre au jour, tout au moins partiellement, l’essence de la condition humaine. » Si de nombreux extraits de ballets – une quinzaine, du succès public Sinfonietta (1978) à Mémoires d’Oubliettes (2009) – ne donnent qu’un aperçu de ce credo, le portrait de cinquante-deux minutes est heureusement suivi par Wing of Wax, créé en 1997. Quatre danseuses et leur partenaire masculin y occupent l’espace avec ampleur et souplesse, sous un arbre sans feuillage accroché par les racines, tandis que s’enchainent quatre musiques : Passacaille pour violon solo (Biber), Prelude for Meditation (Cage), Quatuor à cordes n°5, Troisième mouvement (Glass) puis une transcription pour trio à cordes signée Sitkavetsky de l’Adagio BWV 988 n°25 des Variations Goldberg (Bach).
Ne pouvant évidemment pas tout cerner en moins d’une heure, ce reportage s’avère une initiation efficace au travail d’un « caméléon de la danse » devenu légende vivante. L’homme préfère les questions aux réponses, mais nous aurions quand même souhaité en savoir plus sur sa relation avec la musique, lui qui favorise Mozart (Tar and Feathers, Petite Mort, Birth-day), Beethoven (Gods and Dogs), Torelli (Bella Figura), mais aussi Debussy (Silent Cries), Stravinsky (Symphony of Psalms) et Webern (No More Play) plutôt que les compositeurs de sa génération. Car comme dirait Diaghilev à Massine s’emportant contre un chef d’orchestre : « Mon cher, s’il n’y avait pas de musique, tu ne danserais pas ! »
LB