Chroniques

par laurent bergnach

Luciano Berio
intégrale des quatuors à cordes

1 CD Atma Classique (2025)
ACD2 2848
Le Quatuor Molinari joue les cinq quatuors à cordes de Luciano Berio

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que nombre de compositeurs associés à l’aventure Darmstadt prônèrent une tabula rasa de l’héritage musical – avec comme point de renouveau le dodécaphonisme sériel de Webern –, Luciano Berio (1925-2003) observa une certaine distance avec ce choix. Il préféra suivre les traces de son ainé Luigi Dallapiccola et de son compère Bruno Maderna, lesquels ne perdirent jamais de vue la vaste culture européenne et les maîtres du passé, et puisa son inspiration chez Mahler et Stravinsky. À l’instar de ce dernier, le natif de Ligurie veilla dès lors « à se ressourcer et à se nourrir de l’histoire antérieure considérée comme un réservoir à exploiter et passée au filtre d’une transcription inventive » – ainsi que l’écrit le musicologue Alain Poirier dans sa récente étude de Coro, véritable brassage d’influences conçu au milieu des années soixante-dix [lire notre critique de l’ouvrage].

Loin du copieux effectif nécessaire à exécuter l’œuvre précitée, nous retrouvons le Quatuor Molinari dans l’intégrale des quatuors à cordes que Berio écrivit sur une période de quarante-cinq ans, entre 1952 et 1997. Après une formation musicale dans le cadre familial puis au Conservatorio Giuseppe Verdi de Milan, Berio poursuit ses études avec Dallapiccola, durant un stage d’été à Tanglewood (USA), en 1952. C’est aussi l’année de naissance de Study, quatuor à l’esprit assez viennois. Les interprètes en livre une version d’une indéniable couleur romantique, chaude, intense et moelleuse. Study n’excède pas cinq minutes, et Quartetto per archi (1956) n’est guère plus long, parcouru d’embrasements et de crépitements. Berio s’y montre à l’écoute de Webern, mais sans la radicalité de ses confrères (Boulez et Stockhausen en tête), le choix de répétitions indiquant clairement la transgression.

Puis, lors d’une euphorie créatrice au cœur des années soixante, Luciano Berio s’éloigne des jeux formels de ces premiers essais. Il se concentre sur le son lui-même, voire sur le geste musical, et donne naissance à Sincronie (1964). Au contraire de la diachronie du discours chambriste classique (Haydn, etc.), les quatre participants disent ici la même chose mais de différentes façons. Alors que la formation dont elle est le premier violon a surmonté bien des épreuves en explorant le XXe siècle – Kurtág, Ligeti, Penderecki, Schnittke, sans oublier Goubaïdoulina [lire notre critique du CD] –, Olga Ranzenhofer décrit cette pièce pleine de défis comme la plus difficile qu’elle eut à jouer avec ses camarades, Antoine Bareil (violon), Frédéric Lambert (alto) et Pierre-Alain Bouvrette (violoncelle). La transparence de certains frémissements y côtoie des textures plus expressives, non dénuées de vocalité.

Notturno (1993) apparaît près de trois décennies plus tard, troisième quatuor du musicien italien, qui ne prend pas en compte l’étude initiale où sa voix n’avait pas encore été trouvée. S’inspirant de la poésie de Paul Celan qui serait de plus en plus présente dans ses ultimes productions (Shofar, Stanze, etc.) et dont il met, en exergue de la partition, la phrase Ihr das erschwiegene Wort (Elle est la parole silencieuse), il laisse s’exprimer une gravité, voire un pessimisme qui imprègne d’autres de ses productions de l’époque. On le repère dès l’ouverture, inquiète et oppressive, puis dans des apparitions presque fantomatiques et des progressions précautionneuses.

Le programme s’achève avec Glosse (1997) qui rappelle combien Berio fut sensible au langage, même en dehors de ses œuvres vocales. Pour répondre à la commande du concours Premio Paolo Borciani (créé à Reggio-Emilia en 1987), il a repris les esquisses d’un quatrième quatuor en gestation, sans chercher à en tirer une partition homogène et structurée. L’opus ainsi créé est devenu pour son auteur un ensemble de commentaires sur un opus virtuel, une œuvre dont n’existe donc que l’exégèse. La couture qui lie ensemble différents climats n’a pas besoin d’être trop fine pour répondre à un tel souhait.

LB