Recherche
Dossier
le chef Philippe Jordan
nouveau directeur musical de l’Opéra national de Paris
Dans son bureau de Directeur musical de l'Opéra national de Paris, qu'il investit ponctuellement depuis août-septembre et où il prend résolument siège depuis une semaine, nous avons rencontré le jeune chef Philippe Jordan, quelques jours avant le concert Ligeti | Strauss qu'il dirigera à l’Auditorium Bastille.
Samedi soir, alors qu'à Paris l’on vous connaît pour vos interprétations de Rosenkavalier et Ariadne auf Naxos, ici même, mais aussi des musiques de Smetana, Beethoven et Bartók (avec le Philhar'), vous prendrez officiellement vos fonctions de directeur musical de cette maison par un concert où nous entendrons le Concerto pour violon de Ligeti, un opus contemporain qui interroge notre perception, et l'Alpensinfonie, œuvre à programme qu'on pourrait presque qualifier d'opératique, d'un compositeur d'opéras, précisément. De cette observation que déduira-t-on ?
Parce que beaucoup de choses étaient déjà signées par ailleurs lorsqu'est survenu mon contrat avec l'Opéra national de Paris, je n'ai pas pu ouvrir la nouvelle saison. Mes débuts en fosse ne se feront qu'en mars, avec le Ring, ce qui est tard. La question s'est donc posée en ces termes précis : que faire dans le tout premier programme symphonique, sachant que, malheureusement, je n'y pouvais pas disposer du chœur, trop occupé par les nombreuses représentations lyriques (cela m'aurait vraiment plu, d'autant que ni Rheingold ni Walküre ne me permettront de travailler avec lui dans l'immédiat) ? Homme de théâtre et, en même temps, grand symphoniste, Richard Strauss s'est aisément imposé d'emblée. J'ai fait mes débuts ici avec Ariadne, puis je suis revenu au pupitre pour Rosenkavalier : la musique de Strauss m'apparaissait assez naturellement un excellent point de contact pour retrouver l'orchestre et introduire la nouvelle relation que nous aurons. Ce programme ne regarde pas en arrière pour autant : au contraire, Eine Alpensinfonie se tourne vers la Tétralogie, bien sûr. Strauss y fait des citations : le début de sa symphonie est proche de la fin de l'Or du Rhin et des « He da ! He do ! » de Donner, utilisant les mêmes intervalles dans les cors, mais aussi le même tapis sonore dans les cordes. On notera également le même effectif instrumental par pupitres et le recours de cette partition à des effets typiquement wagnériens (les tremolo, les cuivres, etc.). Alpensinfonie m'est apparue comme une bonne préparation de l'orchestre au Ring du printemps, à la fois sur les plans technique et esthétique. Du coup, quoi jouer avec une partition si riche, si sucrée – comment dites-vous, en France ? Avec de la Chantilly, c'est cela (rires) ?
Pour équilibrer la soirée, je pense que nous avions besoin d'un peu de poivre, de chili ou de moutarde. Surtout aujourd'hui : on n'imagine pas de donner un programme fleuve avec Eine Alpensinfonie, un concerto de Brahms, plus peut-être encore une ouverture et je-ne-sais-quoi. Ce n'est plus de notre temps, ça ne marche plus comme ça. Alors j'ai pensé au Concerto pour violon de Ligeti qui offre les caractéristiques parfaitement contraires à l'opulence straussienne. C'est une écriture avant tout chambriste d'une œuvre particulièrement brève. Depuis que j'ai fait ce choix, j'ai dirigé le même programme il n'y a pas longtemps à Berlin, et le résultat m'a surpris. Malgré ce contraste constant entre les deux œuvres, on découvre aussi des similitudes. Par exemple, le début de l'Alpensinfonie avec son vaste cluster n'est pas loin d'Atmosphères de Ligeti. Et plus tard dans la partition on peut rencontrer beaucoup de choses communes, aussi bizarre que cela puisse paraître en en parlant comme on le fait là.
On peut dire que le Ligeti est plus un concerto pour violon et ensemble qu'un concerto pour violon et orchestre…
Oui, c'est extrêmement réduit, en effet. Lorsque j'ai vu la partition, avec ses quatre violons, je me suis demandé s'ils formaient un groupe. Mais non, ils jouent solo tous les quatre ! Au fond, c'est une autre façon, tout aussi extraordinaire que le débordement straussien, d'être riche dans l'écriture.
Doit-on en conclure que vous ménagerez dans l'avenir une place privilégiée au répertoire contemporain ?
Je vais essayer, mais je ne peux rien promettre. Cela dépendra avant tout du nombre de concerts symphoniques que proposeront les prochaines saisons. Plus il y aura de concerts, plus facile il me sera d'y jouer la musique d'aujourd'hui, bien sûr. Programmer Ligeti à mon premier concert en tant que nouveau directeur musical, c'est dessiner un point d'exclamation qui indique clairement que je ne souhaite certainement pas ne diriger que Strauss ou Wagner, par exemple, mais toute la musique.
Indépendamment de la question de la musique contemporaine, votre collaboration ne prendra donc pas une orientation de répertoire précise ?
Non, certainement pas. C'est bien qu'elle commence avec le répertoire allemand. C'est avec lui que j'ai fait mes premiers pas ici. Et ma formation, ainsi que ce que l'on m'a demandé de diriger dans les premières années de ma carrière, m'ont rendu parfaitement familier de cette musique. Mais je n'entends pas du tout me spécialiser. Au contraire, je crois et entends défendre toujours une grande diversité de programmation. J'ai dirigé ailleurs beaucoup d'opéras italiens, du répertoire français, et, bien sûr, Mozart. Certes, je n'ai pas touché au baroque, bon !
Comment intervenez-vous dans l'élaboration de la saison ? Si les décisions sont prises par Nicolas Joel, quelle est la part de concertation avec vous, quant au choix des œuvres, des chefs invités, etc. ?
Les compétences que l'on me demande en tant que directeur musical sont facilement résumables, au fond. Nicolas Joel possède en amont une trame déjà précise mais non fermée de ce qu'il souhaite faire. Ensuite, nous dialoguons. Je peux être amené à lui proposer tel ou tel ouvrage, ou tel programme de concert. Il me dit « oui, c'est possible », si les arguments qui étayent l'expression de ce désir se tiennent, ou « non, nous ne pouvons pas » ou « nous ne pouvons pas avant deux ans », selon les problèmes budgétaires ou la disponibilité de tel artiste, voire toute autre raison, d'ailleurs, mais toujours dans un dialogue constructif, attentif, bienveillant et cohérent.
De la même manière, il m'a suggéré de diriger ceci ou cela ; j'ai parfois accepté et, d'autres, préféré que nous engagions tel chef pour le faire, parce que j'estimais n'être pas prêt ou que ce dernier avait beaucoup plus à dire que moi dans la partition dont nous parlions, etc. Nous travaillons ensemble avec autant de liberté que de respect. Cela dit, lorsque j'ai signé mon contrat parisien, la programmation de la saison actuelle était déjà bien avancée. C'est un peu une année de transition, en fait. Ma collaboration se ressentira plus sûrement à partir de la saison 2010/11.
Les programmes de musique de chambre entrent-ils eux aussi dans votre champ d'action ?
Pour l'instant, non. Il y a un excellent dramaturge, Christophe Ghristi, qui accomplit un travail magnifique. C'est un aspect des activités de cette maison que j'observe avec beaucoup d'intérêt mais sans intervenir. Il n'est pas exclu qu'un jour envie me prenne de me mettre au piano dans ces concerts chambristes, pourquoi pas ? Mais ce n'est pas du tout à l'ordre du jour. Je fais entière confiance à notre dramaturge qui a une grande subtilité de jugement.
Ces dernières années, vous avez beaucoup voyagé, dirigeant ici et là. Je suppose que vous n'allez pas cesser de le faire, même si c'est dans de moindres proportions. Votre contrat avec l'Opéra national de Paris prévoit quelles obligations ?
Il prévoit entre trente-cinq et quarante représentations par saison. En 2009/10 ce sera un peu moins, et beaucoup plus en 2010/11. En ce qui concerne le lyrique, je vais concentrer mon activité ici. J'ai beaucoup bougé ces dernières années, ça suffit comme ça. C'est formidable de faire la connaissance des grandes maisons d'opéra, bien sûr, de rencontrer toujours d'autres artistes et d'autres façons de faire, d'essayer les solutions trouvées ici pour endiguer les problèmes croisés là, et ainsi de suite. On y apprend beaucoup, c'est vrai. On s'y fatigue énormément, aussi, il faut l'avouer. D'une part humainement, car l'on n'est jamais chez soi, ce qui est perturbant. Ensuite artistiquement, puisqu'il faut toujours travailler dans l'urgence, vers un résultat qui ne laisse pas loisir d'approfondir, encore moins d'essayer. Bien sûr, on travaille sur les tempi, sur les couleurs, sur la dynamique. Mais on ne forme pas son propre matériel. On utilise un autre orchestre comme un pianiste change chaque soir de piano. Qu'est-ce que vous voulez réaliser en trois répétitions avec le Philharmonia de Londres, par exemple ? En retrouvant des orchestres au fil des ans, une relation de confiance s'installe : les musiciens savent de plus en plus ce que je veux, et moi je sais de mieux en mieux qui ils sont et ce qu'ils ont, ce que je peux leur demander et ce qui ne leur convient pas. J'ai envie de connaître quelque chose de plus personnel, maintenant. C'est cette chance-là qui m'est donnée aujourd'hui avec un tel poste : former le matériel qui me convient, être ensemble, avec lui, toujours plus proche. Je rencontrerai les autres orchestres à travers des programmes symphoniques, car une production d'opéra est trop accaparante. Pour un chef, la balance entre l'opéra et le symphonique n'est, en soi, jamais facile. Elle l'est d'autant moins lorsqu'on a la chance de construire quelque chose avec un orchestre dans une maison sur plusieurs années. Alors il faut s'y tenir, n'est-ce pas ?
Pour avoir dirigé dans plusieurs maisons d'opéra, et dans le cadre de festivals, comment percevez-vous le travail ici, à Paris ? Pourriez-vous en souligner certains caractères qui vous paraissent particuliers ?
Il y a deux aspects dans cette question : l'Opéra national de Paris en tant que structure et la personnalité de son orchestre. Je commence par la structure. Paris fonctionne comme toutes les autres maisons d'opéra, à la différence près que c'est beaucoup plus grand. Les proportions sont doubles, avec deux maisons, en fait (Garnier et Bastille), qui rendent les choses un peu plus complexes. C'est une immense chance que vous avez, à Paris – on ne rencontre pas ça ailleurs –, qui offre d'immenses possibilités de travail. On arrive ici à travailler plusieurs ouvrages en même temps tout en les répétant beaucoup et bien. Cela veut dire que se trouvent réunies les meilleures conditions d'un festival et les meilleures conditions du fonctionnement en saison. Imaginez-vous la Staatsoper de Vienne, par exemple : l'orchestre est toujours en tournée, de sorte que pour répéter une nouvelle production l'on dispose d'un nombre satisfaisant de services, mais qu'une reprise se fait sans aucune répétition d'orchestre ou, dans le meilleur des cas, à peine une lecture. Même Covent Garden, qui est très bien, n'offre pas les conditions permettant de se préparer sereinement et d'atteindre un véritable niveau professionnel.
Quant à l'orchestre ?
Vous savez, c'est amusant, mais chaque maison d'opéra possède un orchestre qui a sa propre personnalité. Dans la fosse de Vienne joue les Wiener Philharmoniker, un orchestre du plus haut niveau, avec une très grande tradition, un savoir immense et un son bien spécifique. À New York, l'orchestre du Met' est beaucoup plus technique – les instrumentistes américains s'entraînent plus que les Viennois. Pourtant, il manque de personnalité, même s'il est bon avec ce son qu'a fait James Levine trente années durant. À Covent Garden, l'orchestre est infiniment professionnel, très souple. Ici, je vois quelque chose d'approchant. L'orchestre est bon, présente un excellent matériel à travers des musiciens qui ont d'énormes capacités. C'est aussi, indéniablement, un orchestre français, dans le meilleur sens du terme. Le son est français, notamment avec une harmonie brillante et soyeuse à nulle autre pareille. Sans parler de son extrême clarté qui est un véritable avantage pour le lyrique. De plus, cet orchestre présente une flexibilité indispensable à l'opéra. Parce qu'ils ont passé plusieurs années sans directeur musical, ses instrumentistes ont dû développer une singulière faculté d'adaptation, chaque chef demandant autre chose. C'est un grand atout !
Y verriez-vous des similitudes – de quelques sortes que ce soit – avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France ?
Avec le Philhar', on travaille dans une grande discipline, une haute idée de ce qu'il faut faire, comme toujours avec les orchestres de radio ou les orchestres symphoniques. J'ai pu créer une relation avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France grâce aux enregistrements des concerti de Beethoven, car l'enregistrement est un exercice exigeant concentré en un temps restreint et intense qui nécessite des choix. Ici, nous sommes à l'opéra, l'orchestre est traversé de cet esprit particulier de l'opéra. Le travail est, en apparence, moins rigoureux, mais se fait dans une véritable passion. Nous sommes dans un théâtre, ne l'oublions pas ! Les musiciens regardent ce qui se passe sur la scène, écoutent ce chanteur, se réjouissent de telle première… Il y a un incroyable enthousiasme, une grande participation à l'élaboration d'un projet commun, volontiers guidée par l'émotion. C'est d'autant plus sensible ici, à Paris. Cette qualité ne me paraît pas aussi développée dans les autres maisons d'opéra.
Quels souhaits formulez-vous pour vos prochaines années à ce poste ?
J'espère réussir à mettre en forme les grandes capacités de l'orchestre de l'Opéra. Diriger, c'est se demander toujours ce que l'on veut, vers quoi l'on avance ensemble, quel son l'on cherche, quelle façon de travailler nous convient le mieux. Développer tout cela peut prendre des années. Aujourd'hui, je rencontre un matériel bon et prometteur. Pourtant, il me paraît devoir trouver qui il est. L'orchestre est dans la fosse, pas sur scène, il ne lui est donc pas aisé de s'identifier avec le public, contrairement à l'Orchestre National de France, par exemple, qui jouit d'un contact plus clair avec la salle.
Votre répertoire compte environ une cinquantaine d'ouvrages. Quels autres opéras aimeriez-vous diriger ?
Oh, il y en a beaucoup, vraiment ! Je rêve de diriger Pelléas et Mélisande qui me fascine. J'adore les opéras russes, mais je n'ai fait qu'Eugène Onéguine, pour l'instant. Il me faudrait un peu de temps pour apprendre le russe. Ce que j'aime dans le travail avec les chanteurs, c'est la langue. Actuellement, j'oserais jouer Lady Macbeth de Mzensk, parce que tout y est principalement déterminé par la partition. Mais il me semble impensable de diriger Boris sans connaître le russe, vraiment. Il faut pouvoir travailler sur les accents, les phrasés, la respiration, les nuances, le sens, le style. Si l'on ne connaît pas la langue, si l'on ne sait la prononcer, on ne peut pas faire grand'chose d'intéressant, je crois.
Et des envies d'opéras nouveaux, de créations, peut-être ?
D'opéras d'aujourd'hui, oui, mais pas à proprement parler de création. Je n'ai pas encore trouvé cette relation proche avec un compositeur qui me permettrait d'imaginer de diriger quelque chose qu'il n'aurait pas encore écrit, de passer une commande, par exemple. Je dois encore trouver cela. Il faut croire en ce que l'on fait, n'est-ce pas ? Je ne souhaite pas faire des créations pour faire des créations. Cela ne me paraît pas le bon chemin. D'autant que beaucoup d'opéras sont créés puis oubliés. Si l'on pouvait déjà remontrer des opéras très récents, ce serait bien, non ? Il serait temps de penser à faire entrer la notion de répertoire et d'interprétation dans le monde de la musique contemporaine, à reprendre pour établir.
En dehors de la musique, qu'est-ce qui vous inspire ?
Faire du sport, se bouger, se rendre agile de son corps, c'est très important pour moi. La nature est primordiale : se promener, la regarder. Je pense que ce ne doit pas être facile, d'ailleurs, en vivant à Paris. Je m'intéresse également aux questions spirituelles, à certaines choses qui demandent méditation. Peut-être faut-il trouver un jardin ? Mais ce n'est pas possible, ici. À Berlin, tout le monde a un balcon, et beaucoup ont un petit carré de terre ; à Paris, rares sont les chanceux à pouvoir s'asseoir à un balcon, alors… Est-ce qu'on arrive à sortir de cette ville immense où la verdure paraît si loin ? Paris est dur, je crois.