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Chroniques
Hugues Dufourt
pièces avec piano
Avec plusieurs cordes à son arc (pianiste, enseignante, musicologue), Marilyn Nonken manifeste de longue date son attachement à la musique spectrale, que ce soit par des articles ou des enregistrements. Après avoir gravé l’intégrale pour piano de Tristan Murail – c’était en 2005 ; il faudrait y ajouter les pages toutes récentes, sur lesquelles s’est penché François-Frédéric Guy, entre autres [lire notre critique du CD] –, c’est à l’œuvre d’Hugues Dufourt qu’elle s’intéresse aujourd’hui, un créateur qu’elle remercie de lui avoir montré « comment dénicher les affinités (les ponts mystérieux) qui permettent d’accéder à l’essence fondamentale de la pensée musicale ». Capté à New York en décembre 2023 et avril 2024, ce programme regroupe six pièces que nous aborderons par ordre chronologique, en saluant d’emblée, dans la plupart d’entre elles, la frappe très maîtrisée de l’interprète, ainsi qu’un contrôle idéal de la dynamique.
Les trois premières dessinent une sorte de période allemande du compositeur, ne serait-ce que par leur titre – An Schwager Kronos (Bruxelles, 1994), Meeresstille (Octobre en Normandie, 1997) et Rastlose Liebe (Paris, 2000). Le plus ancien de ces opus, An Schwager Kronos, souhaite renouer avec le fantastique qui est au cœur du Lied, ce chant qui traduit différents affects liés à la solitude (errance, mélancolie, résignation, etc.). Ses parties contrastées sont souvent livrées dans un halo de pédale très copieux, favorisant la distorsion spectrale. Une brume apparaît alors, voire un effet gouttelettes qui laissent croire que plusieurs pianos sont à la tâche.
« Le piano n'est plus — s’il l’a jamais été — l'instrument d'une confidence personnelle. Il est devenu, au XXe siècle, celui des matrices formelles », écrit le natif de Lyon dans la notice de Meeresstille. Au départ, ce titre est celui d'un poème de Goethe (1795) que Schubert mit en musique (1815). Le calme qu’il évoque n’annonce rien de bon ; c’est celui d’avant la tempête. Les voiles pendent et le marin, pétrifié au milieu d’un désert liquide, renoue avec l’angoisse de sa perte. C’est pourquoi Dufourt, outre revendiquer un langage pianistique capable d'intériorité et de synthèse, se réfère à la psychanalyse – « Ce serait pour Freud l'expression même de la pulsion de mort, si l'on entend par là l'irrésistible tentation du retour à l'inerte qui guette tout humain par-delà le “principe de plaisir” ». Illustrant la menace qui perdure, ce quart d’heure s’avère coloré et intense, reposant moins sur la matière que sur la résonnance. À son tour, Rastlose Liebe reprend le titre d’un Lied de Schubert (1821) inspiré par un poème de Goethe (1776). Dufourt y poursuit sa réflexion sur le Lied, dont il assure que la vérité est « dans le séisme », en ce qui concerne notre époque. Ouverte par un galop, cette troisième page se poursuit avec des turbulences à l’opposé de la clarté et des silences des deux précédentes.
Abordons à présent la période française du programme, avec L’Origine du monde (Strasbourg, 2004), La Fontaine de cuivre d’après Chardin (Paris, 2014) et Tombeau de Debussy (Strasbourg, 2018) – on connaît le lien particulier du musicien avec la peinture, approfondi récemment dans une étude sur Les Continents d’après Tiepolo [lire notre critique de l’ouvrage]. Inspiré par le tableau éponyme de Courbet (1866), un concerto pour piano et petit ensemble forme le cœur du disque, dont le but n’est pas la virtuosité mais l’intégration du son du piano aux sonorités alentour. Par exemple, comme l’explique son auteur, « la percussion y est conçue comme le prolongement de la caisse de résonance du piano, donnant à cette dernière une allure quasiment élastique ». Sous la battue de Jonathan Haas à la tête du NYU Contemporary Music Ensemble, la sensualité et la richesse de cette pièce retiennent l’attention, tandis que ses tensions mènent vers un acmé suivi d’apaisement.
Après l’éloge de la chair, voici que le compositeur célèbre une nature morte signée Chardin (c.1733). On y retrouve l’esprit de ses opus pianistiques plus anciens, mais en plus court et plus saillant, comme si la lumière émanant de cette huile sur bois était incompatible avec la nuée sonore. Enfin, l’hommage à Debussy se révèle dépourvu des grands accords disloqués que notre contemporain affectionne, avec, par moments, comme une tentation contemplative – bien entendu, ce n’est pas la nature d’Hugues Dufourt…
LB