Chroniques

par bertrand bolognesi

Frédérick Haas
Musique baroque ?

Les Belles Lettres (2025) 390 pages
ISBN 978-2-251-45685-0
"Musique baroque ?", un essai passionnant du claveciniste Frédérick Haas...

« Le clavecin est Seigneur de tous les instruments du monde, et l’on peut avec lui jouer toute chose avec facilité », avance le compositeur Giovanni Maria Trabaci dans son Secondo Libro de Ricercate (Naples, 1615). Frédérick Haas ne le contredira pas ! Avec Musique Baroque ?, paru aux éditions Les Belles Lettres, le musicien ne signe pas un essai académique mais un quasi-manifeste, intime et libre, passionné. Claveciniste de renom, co-fondateur de l’ensemble Ausonia, professeur et explorateur du répertoire ancien, il déploie ici une pensée musicale ancrée dans la vie, l’intuition et l’écoute profonde. Loin des sentiers balisés, son livre paraît accumuler fragments, récits, méditations et coups de gueule, livrés dans une langue directe et vibrante, à l’image de son rapport charnel et spirituel à la musique.

Dépourvu de plan démonstratif comme de progression linéaire, l’ouvrage avance par à-coups, au gré de l’expérience de son auteur, tissée de souvenirs, de fulgurances, de doutes et de convictions. À travers ce tissu de réflexions se dégage la critique d’un monde musical souvent corseté, dominé par l’obsession de la perfection, le poids des normes pédagogiques, l’illusion de la fidélité historique et la recherche du spectaculaire. Haas ne tente pas d’abolir le passé, mais de ranimer l’élan originel des œuvres, de déjouer les automatismes de l’interprétation pour retrouver une forme de présence nue, risquée, essentielle.

Le titre même porte la question fondamentale. Frédérick Haas remet en cause la pertinence du label baroque qu’il voit comme un artefact moderne, figé, qui limite. Plutôt que de reconstituer une esthétique ancienne ou de chercher à rejouer les œuvres selon un modèle prétendument authentique, il plaide pour un geste musical vivant, libre et inspiré – il les joue, donc. Il s’agit moins de savoir comment cela devait sonner d’antan que de comprendre ce que cela signifie aujourd’hui d’entrer en relation avec les œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles. Dans ce cadre, la lecture des traités et sources historiques, souvent convoqués pour légitimer des choix d’interprétation, fait l’objet d’une mise en garde appuyée. Haas invite à une active méfiance face à ces textes dont il souligne à la fois l’intérêt et les limites : ils ne sont pas à rejeter, mais à interroger – qui les a écrits, dans quel contexte, pour quels destinataires, avec quelles intentions ?... Une règle énoncée dans un traité ne vaut pas prescription absolue. Elle reflète une pratique possible, parfois idéalisée ou même contradictoire avec d’autres sources. Selon lui, prendre ces documents pour paroles d’Évangile, sans esprit critique, conduit à congeler l’art dans des modèles factices, à en trahir l’élan poétique. À l’interprète de s’approprier les sources comme matériaux vivants, de les confronter à son ressenti, à son écoute et à l’expérience sensible du son.

Ce refus de l’orthodoxie historique va de pair avec un amour absolu et assumé du clavecin. Haas en revendique la subjectivité : son attachement à l’instrument est à la fois sensuel, affectif et métaphysique. Le clavecin n’est pas un médium neutre, encore moins un instrument accessoire de la restitution. Il est pour lui un compagnon de route, un lieu de parole, un révélateur de silence comme de vibrations. Aussi se souvient-il de ses premières émotions musicales, des clavecins entendus en concert qui le bouleversèrent bien avant qu’il comprît pourquoi – ce qui compte n’est pas d’expliquer, mais de se laisser traverser. Et cette perspective innerve les nombreux conseils adressés aux jeunes clavecinistes. Loin d’un discours normatif ou méthodologique, Haas invite à cultiver l’écoute intérieure, à respecter ses propres rythmes de maturation, à ne pas craindre le silence ni la lenteur. Il déconseille toute précipitation technique ou ambition de maîtrise prématurée et encourage, au contraire, à « apprendre à attendre », à oser l’inachèvement, à chercher la musique dans les interstices, les respirations, les inflexions vivantes du son. Dans cette optique, être claveciniste n’est pas s’efforcer d’être fidèle à un style mais cultiver une écoute disponible à ce que révèle la musique.

Encore ne s’agit-il pas de rejeter les institutions ou, plus généralement, la transmission, mais de questionner leur fonctionnement lorsqu’il dérive vers performance et normalisation. L’enseignement musical, tel que critiqué en ces pages, forme parfois davantage d’exécutants brillants que de musiciens habités. À sa propre déploration d’une certaine uniformité dans les concours, de la pauvreté expressive des récitals standardisés, de l’inconsciente soumission à des critères coagulés, il oppose la nécessité d’un cheminement personnel, d’une quête patiente, parfois solitaire, nourrie de silence, de lecture, de rêverie et de profond amour du son. Souvent son verbe s’avère polémique, sans ménagement pour les habitudes ou les conformismes, bien que jamais cette critique soit amère : elle est portée par l’urgence de défendre la musique comme expérience vivante, transformatrice, irréductible à l’archive ou à la démonstration.

Frédérick Haas ne livre pas un mode d’emploi mais une éthique du musicien. De chapitre en chapitre s’esquisse un art de vivre nourri de dépouillement, de ferveur et de liberté. Ainsi Musique Baroque ? se signale-t-il comme livre rare, traversé d’intuitions lumineuses et de formules saisissantes, qui touchera tous ceux — musiciens (professionnels, pédagogues et amateurs) et mélomanes — qui souhaitent, au cœur du bruit, réentendre la musique comme lieu de rencontre essentielle avec soi, les autres et le monde.

BB