Recherche
Chroniques
David Christoffel
Le syndrome de Salieri
Salieri : un nom qui, depuis Amadeus, le film de Miloš Forman (1984), ne désigne plus le compositeur vénitien Antonio Salieri mais une figure quasiment allégorique de la jalousie. David Christoffel [lire notre critique de son Ouvrez la tête (ma thèse sur Satie)] prend à bras-le-corps ce constat dans Le syndrome de Salieri, ouvrage touffu et ambitieux par lequel il interroge la fabrique du génie en musique, la mythification de Mozart, voire sa déification, et les injustices qu’en son sillage elle a générées – s’étant produit à Paris devant l’élite intellectuelle française, le petit concertiste autrichien de huit ans fut immortalisé dans Le thé à l’anglaise servi dans le salon des Quatre-Glaces au palais du Temple à Paris en 1764, une toile de Michel-Barthélemy Ollivier dont les reproductions et les à-la-manière-de polluent encore, plus de deux cent cinquante ans après l’événement, notre abord… sans présenter les indéniables avantages des Mozartkugeln de la maison Fürst ! Encore ne s’agit-il point de réhabiliter Salieri pour le plaisir du contre-pied, mais plutôt de comprendre comment la culture occidentale construisit, autour d’une rivalité artistique vraisemblablement réelle mais trop copieusement surexploitée, une opposition fondatrice entre les supposés génie céleste et terrestre besogneux.
L’un des mérites de ce livre est de dépasser les frontières disciplinaires. L’auteur convoque aussi bien la musicologie que la littérature, la psychanalyse que le cinéma, dans un parcours dense où se croisent Pouchkine, Rimski-Korsakov, Shaffer, Forman, Schikaneder et même Thatcher, la Dame de fer — nous y reviendrons. Ce vaste panorama est servi par une documentation abondante, souvent réjouissante et volontiers transversale qui, plutôt que de s’engager dans la rigueur d’analyses musicales qui n’auraient pas fait le propos, s’étend à la réception des œuvres en leur temps, à leur mise en fiction puis à leur recyclage symbolique dans les imaginaires modernes. Ainsi découvre-t-on à quel point les récits de rivalité, d’échec et de génie contrarié façonnent notre écoute autant que notre mémoire collective, au prix d’une plongée un peu longuette dans des romans de gare baroques (les romans, pas la gare), dont l’approche des fantasmagories s’émaille parfois de considérations psychosexuelles assez burlesques.
Cette richesse n’est pas sans prix, il le faut avouer, prix que nous résumerons à une perte de lisibilité relative. Par moments, l’auteur semble se défier de son propre fil conducteur, comme s’il avait craint qu’il fût trop ténu. Les idées reviennent, se déplacent, se reformulent, jusqu’à frôler la redite. L’ouvrage donne parfois le sentiment de vouloir se convaincre lui-même de la solidité de son propos, au risque de le diluer dans un excès de circonvolutions. L’élan critique se perd alors dans une rhétorique qui aurait gagné à plus de netteté, voire à un peu de sécheresse dans l’expression. Le lecteur attentif ne manquera toutefois pas d’y goûter des passages d’une véritable acuité, comme lorsque Christoffel revient sur les effets de la fiction sur l’histoire. Ainsi cette scène absurde, et ô combien révélatrice, où Margaret Thatcher, outrée par la représentation d’un Mozart irrévérencieux et scatologique, affirme avec un aplomb sans appel que « Mozart ne pouvait pas être comme cela ». Peu importe les lettres, les documents, les témoignages : le dogme prime sur les faits. Là se révèle l’illustration parfaite du symptôme que l’écrivain s’emploie à démonter, celui consistant à sacraliser une figure pour mieux en effacer la complexité et, par ricochet, à condamner tous ceux qui n’auraient pas l’éclat du génie supposé.
C’est peut-être dans cette critique feutrée des mécanismes de légitimation artistique que l’essai trouve son plus profond enjeu. Plus qu’un plaidoyer pour Salieri, il s’y avance une réflexion sur les conditions de visibilité dans le champ culturel, sur les effets pervers de la célébration et sur les illusions de l’évidence. Derrière le génie, il y a un système de récits ; derrière les récits, des rapports de force. Et derrière Salieri ? Une foule d’artistes condamnés à n’exister qu’en creux.
BB