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Chroniques
Arnold Schönberg
Écrits (1890-1951)
En janvier 2025, les incendies qui ont ravagé le quartier de Pacific Palisades, à Los Angeles, ont consumé les archives de Belmont Music, maison fondée et dirigée par Larry Schönberg, fils du compositeur. Disparus, des manuscrits, des partitions originales, des éditions de référence : voilà une perte dévastatrice pour le patrimoine culturel mondial en général et pour la communauté musicale internationale en particulier. Le contraste est saisissant : à l’instant où le feu efface une part de l’héritage matériel, nous nous trouvions à lire un volume monumental paru à l’automne dernier, grâce aux soins conjugués des éditions Contrechamps et de celles de la Philharmonie de Paris.
Cet ouvrage hors norme – plus de mille cinq cents pages imprimées sur papier bible – rassemble la totalité des textes rédigés entre 1890 et 1951 par Arnold Schönberg (1874-1951), traduite pour la première fois directement de l’allemand par le pianiste Jean-Pierre Collot, originaire de Metz, qui, pour s’être spécialisé dans l’interprétation de la musique d’aujourd’hui n’en dédaigne pas celle d’un passé parfois moins récent que la Seconde École de Vienne. Essais théoriques, conférences, lettres publiques, articles polémiques, manifestes : tout l’écrivain Schönberg est enfin disponible, dans une édition qui corrige les lacunes et approximations des traductions antérieures, réalisées à partir de versions anglaises incomplètes. Certains essais déjà connus, souvent à travers des versions tronquées ou biaisées par une langue d’emprunt, retrouvent désormais leur exactitude d’origine. La structure suit l’ordre chronologique de conception, mais un index thématique permet un abord raisonné, révélant la richesse d’une pensée qui excède de loin le seul cadre musicologique.
Si les lecteurs s’attendent à y retrouver les grands textes théoriques sur l’harmonie, le contrepoint, le dodécaphonisme, l’événement réside aussi dans l’accès à deux ensembles d’écrits moins explorés. D’une part, les textes sur le judaïsme, dix-huit au total. Schönberg y aborde sa propre identité, sa conversion puis son retour au judaïsme, sa réflexion sur le sionisme et, dans les années quarante du XXe siècle, ses prises de position par rapport à la création d’un État d’Israël. D’une intensité rare, ces pages témoignent d’un engagement intellectuel et spirituel qui dialogue avec l’histoire tragique de l’Europe de son temps. Elles éclairent la trajectoire d’un artiste souvent réduit à ses innovations techniques, alors qu’il fut profondément concerné par le destin de son peuple. D’autre part, on approche dans ce livre vingt-six écrits politiques. Là se trouvent des réflexions sur le racisme, le fascisme, la révolution bolchévique, la démocratie et les droits de l’homme. Incisive, polémique, parfois utopique, la plume de Schönberg restitue le climat d’une époque traversée par la violence idéologique, et, en notre fin de premier quart de XXIe siècle, marquée par d’autres violences idéologiques et la notion affolante de post-vérité, fait un écho déchirant à certains aspects de notre propre actualité. À travers ces textes, le musicien apparaît comme un penseur politique à part entière, dont l’humanisme radical mérite donc d’être confronté aux débats contemporains.
L’édition française des Écrits constitue ainsi un événement majeur, non seulement pour la musicologie mais pour l’histoire intellectuelle du XXe siècle. Elle permet de mesurer l’ampleur d’une œuvre qui accompagne, éclaire et parfois anticipe la révolution dodécaphonique. Que cette parution coïncide tragiquement avec la disparition d’une grande partie des Archives Schönberg de Californie souligne l’urgence de préserver, de traduire et de transmettre : quand le feu menace les traces matérielles, le livre est fait mémoire vivante.
HK