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Chroniques
Valery Gergiev à la tête du World Orchestra for Peace
Gustav Mahler | Symphonies n°4 et n°5
Achevée en août 1916 au bord du lac Wörth, en Carinthie, dans le provisoire pavillon de travail occupé par Gustav Mahler en attendant que soit achevée sa future résidence d’été, à Maiernigg, la Quatrième symphonie fut commencée un an plus tôt, tout près d’ici, à Bad Aussee, localité charmante et cossue d’où sont accessibles les lacs Altausseer, Lahngang, Grundl et Toplitz. Outre cette situation qui, de loin, pourrait paraître gentille, elle est l’œuvre d’un compositeur tout juste promu directeur de la Staatsoper de Vienne. Ajoutant à ces circonstances sa forme moins rebelle, en comparaison des trois autres, que certains ont pu voir comme un retour à une facture classique, il est généralement admis de considérer cet opus comme le plus serein de son auteur. Aussi, le clairvoyant Valery Gergiev ne se trompe-t-il pas en signant ce soir une interprétation qui, bien au contraire, souligne ardemment les aspérités d’une page conçue dans le doute, traversée d’un sentiment d’impuissance donnant lieu à une rage intérieure à laquelle semblait répondre l’été anormalement humide et froid que connut le Salzkammergut cette année-là.
Le délicat tintement qui ouvre le premier mouvement rencontre une tendresse et une rondeur de son qui trouve sa profondeur veloutée dans les cordes graves. Un rien plus lent qu’à l’accoutumée, une certaine onctuosité marquera les premiers temps de l’épisode initial. De même une lumière généreuse s’abat-elle sur le second thème, le pont précédent se trouvant toutefois traversé d’une certaine fièvre. Rien que de cohérent, aussi, lorsque la reprise s’opère sous une ombre plus inquiète, suggérée par une mobilité inattendue du geste général et un surcroit d’épaisseur, contrepointée, si l’on peut dire, par le soin amoureux que le chef accorde aux bois, précieusement colorés, ainsi qu’à la tonique véhémence du fameux trait de violon solo. Le développement suivant, à partir du tintement initial, fronce bientôt les sourcils, l’exécution s’infléchissant dès lors sur une pente de plus en plus tragique, adroitement soulignée par l’acidité volontaire des salves de trompettes (déjà si proches des appels de la Cinquième). Le retour au calme n’a rien d’anodin, ressemblant bien plutôt à la phase de récupération, encore confuse, qui suit l’éprouvante crise. C’est dans cette fatigue particulière que le chef russe décline l’ultime réminiscence du second thème. Tout cela se tient parfaitement, indiscutablement, même si ce n’est pas du tout ce qu’installa une certaine tradition de l’interprétation de la Quatrième.
In gemächlicher Bewegung s’engage ensuite dans une hargne presque vinaigrée du motif violonistique obstiné, les échanges se poussant les uns les autres dans une urgence menant paradoxalement à l’énigmatique surplace que l’on sait, ici tout en demi-teinte. Plus que jamais, le contraste est au rendez-vous, ce qui n’empêche pas Gergiev de profiter en ogre d’une orchestration dont il semble vouloir s’ingénier à révéler la rebelle raucité. Terrible dislocation, puis onctuosité retrouvée : l’ohne Hast renoue avec un lyrisme qui agit comme un baume.
L’Adagio s’élève dans une gravité qui retient le chant, le chef enflant à peine le geste, sans en forcer le trait, articulant chaque rupture dans une ciselure du plus grand raffinement. Quoique copieusement amer, le solo de violoncelle livre une riche pâte où peut-être s’annonce la jubilation sinistre toute prochaine – sous cette baguette, rien de joyeux, en effet. Le Lied final est introduit dans une rousseur crépusculaire et brumeuse, presque hésitante ; pas de bondissement, d’optimisme d’aucune sorte. Minutieusement attentif à la voix, Valery Gergiev l’accompagne dans une même intelligence du texte, Camilla Tilling livrant un chant exquisément lié, sans que ce soit au détriment de l’intelligibilité du poème et de la ligne de chant, comme naturellement menée. Sa prestation s’affirme pleine d’esprit, sans solennité. L’ultime accord, majestueusement organistique, clôt une lecture à l’âpreté radicalement fauve.
L’été suivant – nous sommes à Maiernigg, dans la villa tout juste construite –, Gustav Mahler entreprend une nouvelle symphonie, la Cinquième, à juste titre réputée quasi funèbre. Il l’y terminera un an plus tard, le 24 août 1902, à l’issue du premier séjour partagé au lac Wörth avec la belle Alma dont il est ardemment épris et qu’il épousa quelques mois plus tôt. Aussi les humeurs se mêleront-elles dans l’œuvre créée à Cologne à l’automne 1904, croisant un enthousiasme que certaines baguettes veulent triomphant, que celle de ce soir rendra prophète des désillusions à venir de cet amour encore partagé. Retour d’entracte, Valery Gergiev fait une entrée chaleureusement applaudie et, sans crier gare, dans l’écho de ces saluts, donne la parole à la trompette, impérative et dense, déjà sombre. Plutôt que d’en consoler le venin, les cordes, dans une sonorité presque droite, se lancent dans une véritable déploration. Indiquée procession, c’est bien plutôt d’une danse macabre qu’il s’agit. L’orageux deuxième mouvement s’accomplit dans l’énergie d’une biffure perpétuelle, inventant un relief cruel qu’excorie une expressivité exacerbée.
Indéniablement, le prodige est rendu possible par l’excellence du World Orchestra for Peace, phalange formée des musiciens des grands orchestres du monde, qui fête, par ce concert, son quinzième anniversaire (c’est György Solti qui la créait en 1995), tout en célébrant par ce programme le cent-cinquantenaire de la naissance de Mahler (7 juillet 1860). Avec un tel instrument, Gergiev peut transmettre fidèlement sa propre vision de l’œuvre, une vision qui ne saurait laisser indifférent. Car enfin, si vous pensez vous benoîtement divertir en allant écouter la Cinquième de Mahler, vous êtes un innocent ; si vous le croyez encore en l’allant écouter par ce chef, vous voilà presque un imbécile !
Après une fin de première partie proprement apocalyptique, c’est sur un sourire crispé que s’entonne le Scherzo, sans nulle recherche d’élégance, d’abord, pour se réconcilier progressivement avec un chant assez séduisant. Plus que grand, l’enthousiasme se fera fou, souligné par un vrombissement incisif qui n’aura d’égal que le passage pizzicato d’une gravité digne, ad nauseam. La crudité de certaines attaques, la révolution de certains tempi, réaffirment bientôt le choix interprétatif, vers un final de mouvement rédhibitoire comme un précipité. Et voilà que Gergiev, tel un chantre au grand souffle, déploie l’Adagietto dans une vaste énergie lyrique, moins tragiquement mais sans vapeur. Le Rondo s’érige dans une joie trépidante que l’oreille n’aurait point crue imaginable dans cette absolue noirceur. L’orgie de la conclusion rencontre un flux nouveau, comme singulièrement purifié.
Concentré, ému, sous le choc, le public reprend son souffle. Un silence recueilli précède le triomphe qu’il réserve aux artistes. Sans conteste, il sera fort intéressant d’entendre Valery Gergiev dans l’intégrale Mahler qu’il donnera à la tête du London Symphony Orchestra et de l’Orchestre du Théâtre Mariinski, dès septembre, à Paris (Pleyel), mais la sagesse nous invite à ne pas espérer le miracle de ce soir – exceptionnel, vraiment !
BB