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Chroniques
soirée Olivier Messiaen
Pierre Boulez dirige l’Orchestre de l’Opéra
Trois œuvres à l'affiche de ce concert dirigé par Pierre Boulez, à la tête de l’Orchestre de l'Opéra national de Paris ; trois œuvres composées par Olivier Messiaen en des périodes bien distinctes de son parcours. Ainsi la soirée est-elle ouverte par Chronochromie, réponse du musicien à la commande des Donaueschinger Musiktage où elle fut donnée pour la première fois sous la battue d’Hans Rosbaud, en octobre 1960. « La couleur sert à manifester les découpages du temps », fit imprimer Messiaen lui-même en préface à la partition. Et, quand bien même percussions à claviers et vents y contrepointent subtilement d'obsessives scansions de cordes, ici point de piano qui ferait se rejoindre les timbres – et c'est notable chez un créateur qui l'intègre systématiquement à son orchestre depuis vingt-sept ans, de même qu'il ne saurait être indifférent à ses alliages et oppositions qu'il convoque pour la première fois le marimba.
Dans cette sorte de suite dont la logique prend modèle sur le chœur de la tragédie grecque (jusqu'en ses titres), Boulez fait immédiatement entrer par l'impératif d'une lecture tout à la fois mordante et aérée, très précisément respirée, profitant généreusement de jeux de timbres parfois précieux. Moins complexe, la forêt vierge d'accords de Strophe 1 se révèle dans ce qu'on pourrait appeler le « paysage » que peignent les percussions, les équilibres se trouvant ici soigneusement magnifiés. Si les chants d'oiseaux, si chers à Messiaen, étaient déjà présents dans ces deux mouvements, ils frappent l'écoute dans l'Antistrophe. Mais c'est surtout de l'exécution magistrale des cuivres dont on se souviendra. À partir de là, l'auditeur a fait connaissance avec les matériaux de la pièce ; il goûtera d'autant plus aisément les triturations que le compositeur leur fait subir dans les quatre épisodes à venir. L'usage des chants d'oiseaux se radicalise, proliférant bientôt jusqu'au phantasme (le savant s'était emparé du naturel, voilà qu'il l'invente au-delà de lui-même). Au long phrasé conclusif de l'Antistrophe 2, proche des œuvres de la dernière période, succèdent l'éveil chambriste des cordes de l'Epode, redoutable entrelacs rythmique dont Boulez transmet l'étonnante liberté en toute simplicité, puis la relative déconstruction de l'Introduction, soit une Coda en manière d'énergique final.
Cinq années passent qui donnent le jour à Sept Haïkaïs (d'ailleurs créé à Paris par Pierre Boulez et son Domaine Musical, en octobre 1963), à Couleurs de la Cité Céleste (encore créé par Boulez et son ensemble, un an plus tard, aux Donaueschinger Musiktage) et à Et exspecto resurrectionem mortuorum, sorte de Requiem commandé par l'État (en mémoire des défunts des guerres de 1914 et de 1939), qui connaîtra quasiment trois premières : l'une ultra privée devant un public d'officiels le 17 mai 1965, à onze heures du matin, en la Sainte Chapelle, par Serge Baudo ; l'autre publique mais tout autant officielle, puisqu'en présence du Président de Gaulle, en la cathédrale de Chartres, quelques jours après ; la « vraie », enfin, à l'Odéon, en janvier 1966, sous la direction de Boulez.
Quelques dix-huit bois et seize cuivres sont associés aux percussions métalliques distribuées à six musiciens – un effectif qui, indéniablement, prend en charge la destination particulière de l'œuvre, soit son exécution en extérieur ou dans des églises ; mais aussi un effectif symbolique portant haut son souffle. Écoutons ces mots de Philippe Olivier : « …notre compositeur n'écrivit aucun Requiem […]. Il ne se permit pas non plus, comme Fauré en train d'écrire son Requiem, de modifier légèrement certaine phrases du Missel. Notre homme était, notamment avec Les Corps Glorieux, Et exspecto resurrectionem mortuorum, La ville d'en haut et Eclairs sur l'au-delà, animé par une autre perspective. Celle de l'éternité. […], La vie éternelle et la Résurrection sont étroitement imbriquées. Chaque fois que l'on récite le Credo, […] on y proclame l'attente de la Résurrection des morts : Et exspecto resurrectionem mortuorum est l'une des dernières phrases de cette prière » (in Messiaen ou la lumière, Hermann Éditeurs, 2008).
Pierre Boulez ciselle l'extrême diversité de couleurs de Des profondeurs de l'abime où il engage l'orchestre dans un forte puissant. Dès l'abord, l'interprétation s'impose sans sacrifier au rituel. Tout en se jouant parfaitement des nombreuses embûches rythmiques de Le Christ, ressuscité des morts, il réalise comme aucun les échos, relais et répons de timbres. Relief, profondeur et contraste, dans la lumière des cloches-tubes, dessinent L'heure vient où les morts entendront, tandis que le plain-chant d'Ils ressusciteront, glorieux survole souverainement l'obstination des tams, oscillant bientôt à vent perdu, pour ainsi dire (effet inspiré du tremblant-fort de l'orgue ?). Geste compositionnel ample, d'un souffle inépuisable, l'ultime choral, Et j'entendis la voix d'une foule immense, force l'admiration.
Après l'entracte, le programme fait un bon en arrière, offrant Poèmes pour Mi dans sa version pour soprano et orchestre de 1937. Dans cette œuvre assez évidemment héritière de Dukas et de Debussy, Messiaen (qui a vingt-neuf ans) est loin, encore, de la facture que nous venons de goûter – bien que son Épouvante annonce les coups frappés à la porte du couvent par l'Ange de Saint-François d'Assise (1983). Pierre Boulez s'ingénie à en faire sonner les alliages orchestraux le plus sensuellement qui soit, dans une inflexion d'une grande souplesse. Tendresse des bois et suavité des cordes n'entravent pas la tonicité de sa lecture. Toutefois, le plaisir est moins grand, car, si Melanie Diener possède incontestablement un format vocal généreux, comme nombre de ses prestations surent en aviser notre oreille, le copieux orchestre de Messiaen, malgré l'attention du chef aux équilibres, malmène la chanteuse. De fait, c'est un constat qui se répète, et il n'y a guère qu'au disque que ces dames viennent à bout de cette page.
BB