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Chroniques
Rummelplatz | Champ de foire
opéra de Ludger Vollmer
Né à Chemnitz en 1934 et mort prématurément à Halle en 1976, Werner Bräunig incarne à lui seul les espoirs et les contradictions d’une RDA qu’il n’aura cessé d’interroger. Issu d’un milieu modeste, livré très tôt au marché noir, il connaît la maison de correction à seize ans avant de devenir convoyeur à la mine d’uranium de Johanngeorgenstadt. Arrêté en 1953 pour contrebande entre les deux Allemagne, il reprend ensuite des petits emplois avant d’entrer dans les jeunesses socialistes, puis d’adhérer au SED, tout en commençant à écrire. Son poème Du, unsere Zeit devient un texte emblématique en RDA, enseigné dans les écoles. Mais derrière cette reconnaissance officielle, la Stasi veille déjà sur cet écrivain atypique dont l’existence s’achèverait dans l’alcoolisme, à quarante-deux ans.
Son grand roman, Rummelplatz, il le commence en 1959 à Markkleeberg. Œuvre foisonnante de plus de sept cents pages, ce récit décrit la vie des jeunes mineurs de la Wismut, entreprise soviético-allemande qui extrait l’uranium des Monts Métallifères pour le programme atomique de Moscou. Bräunig s’y appuie sur sa propre expérience au fond de la mine pour brosser le portrait d’un microcosme où se croisent idéalistes socialistes, anciens fascistes, ouvriers ambitieux, jeunes filles éprises de liberté, etc. La quête de privilèges, l’argent, l’alcool et l’ombre de la police politique structurent ce monde clos où se mêlent désirs d’émancipation et compromis forcés. En arrière-plan, c’est tout l’après-guerre est-allemand qui se dessine, jusqu’au soulèvement populaire du 17 juin 1953, interprété, selon la ligne officielle, comme une manipulation occidentale.
Dès 1965, la publication d’un extrait dans une revue littéraire attire la colère du pouvoir : Walter Ulbricht dénonce les « tendances corrosives » d’un texte qu’il affirme néfaste pour la jeunesse et qu’Erich Honecker cloue au pilori lors du congrès suivant. Seule Christa Wolf défend publiquement Bräunig. Brisé, l’écrivain abandonne son manuscrit en 1966. Il ne sera publié qu’en 2007, trente ans après sa mort, connaissant aussitôt un large retentissement, au point d’être traduit en anglais et en néerlandais – pas en français, évidemment ! –, mais encore adapté au théâtre à Berlin puis à Chemnitz.
C’est à partir de ce roman maudit qu’un nouvel opéra prend vie ce soir. Les Berlinois Ludger Vollmer, compositeur, et Jenny Erpenbeck, grande romancière qui signe le livret, en ont tiré une fresque resserrée où le champ de foire – Rummelplatz en langue allemande – devient métaphore d’un monde ivre, oscillant entre utopie et désillusion. Commandée par l’Opéra de Chemnitz dans le cadre de son année Capitale européenne de la culture, cette création mondiale prolonge le destin paradoxal d’un écrivain longtemps réduit au silence et qui trouve enfin une résonance à la hauteur de son ambition.
La musique de Ludger Vollmer (né en 1961) frappe d’emblée par son énergie tellurique. La fosse martèle et bouillonne comme si la mine elle-même s’invitait dans la salle. Avec Rummelplatz, le compositeur signe un vaste opéra choral qui met en avant la force du collectif, fidèle au rôle structurant du groupe dans l’imaginaire socialiste. Si Vollmer revendique un lien avec l’Antiquité et le haut Moyen Âge, on entend surtout ici le rythme brutal des machines, le souffle des locomotives, la pulsation des pistes de danse où la fête se mêle à l’ivrognerie. Moderne mais toujours tonale, l’écriture ose aussi des clins d’œil au folklore et au chant classique, dans une recherche constante d’accessibilité, notamment à travers une grande scène de danse qui séduit le public le plus jeune. À la tête de la Philharmonie Robert-Schumann, Benjamin Reiners conduit la partition avec une audace presque téméraire, galvanisant un orchestre sollicité jusqu’à ses limites rythmiques.
Le plateau vocal impressionne par son homogénéité. Thomas Essl impose un baryton puissant dans le rôle de Peter, tandis que Jaco Venter dompte avec aisance les écarts vertigineux de tessiture confié à Hermann. Marlen Bieber prête une touchante chaleur à Ingrid. Menna Cazel incarne avec éclat Ruth Fischer – non, il ne s’agit pas de la militante communiste, sœur du compositeur Hanns Eisler. Autour d’eux, une constellation de seconds rôles se distingue dans des lignes mélodiques redoutables, des compagnons mineurs aux trois géants perchés sur leurs chaussures compensées. Ensemble massif et parfaitement soudé, la troupe donne chair à cette fresque où l’individu s’efface dans le tumulte collectif.
Frank Hilbrich a choisi de plonger Rummelplatz dans un univers surréaliste où solistes et choristes évoluent au ralenti durant les deux heures et demie de la représentation. Loin de tout réalisme, ce parti pris visuel rend palpable l’inéluctabilité de la misère décrite par Bräunig et traduit une impression d’écrasement historique : ainsi la chute de la RDA se déroule-t-elle littéralement sous nos yeux. Les grandes scènes de beuverie, de danse et de violence prennent la forme de tableaux suspendus, presque hallucinés. Point d’orgue, le concours suicidaire sur la balançoire à renversement, métaphore du vertige d’une génération sacrifiée à l’idéologie, se déploie grâce à de spectaculaires superpositions vidéo.
Minimaliste (quelques chaises et des chopes de bière sur une scène ceinte de murs noircis), la scénographie trouve son sommet visuel dans la descente à la mine : cinq puits s’ouvrent dans le plancher, révélant des silhouettes solitaires englouties dans une noirceur d’encre. Enfin, l’épilogue imaginé par Erpenbeck propulse en 1991, année de fermeture de la mine, reliant l’argument aux interrogations d’aujourd’hui : qu’advient-il de nos sociétés confrontées aux fractures sociales, aux désillusions politiques et à l’hyper-capitalisme triomphant ?
HK