Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Strauss | Elektra, opéra Op.58 (version de concert)
Hedvig Haugerud, Ana Ibarra, Elena Pankratova, Birger Radde, etc.

David Reiland dirige l’Orchestre national de Metz Grand Est
Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz / Arsenal, Metz
- 9 novembre 2025
Elena Pankratova incarne Elektra, en version de concert à l'Arsenal de Metz
© philippe gisselbrecht | opéra-théâtre de l'eurométropole de metz

Momentanément privé de son écrin historique, l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz poursuit son activité via plusieurs saisons hors les murs. En effet, la rénovation de l’un des tout premiers théâtres construits en France – entre 1738 et 1754, sur l’île du Petit-Saulcy, avec une inauguration dès 1752 – nécessite deux ans et demi d’exil. Parce que quitter la place de la Comédie n’est pas rien ; autant le faire avec panache ! C’est ce que démontre cette version de concert d’Elektra, donnée à l’Arsenal, soit l’une des meilleures réussites acoustiques de la seconde moitié du XXe siècle sur notre territoire, qu’envahit la faconde insensée de Richard Strauss (via les Antiques, mais aussi Shakespeare et Nietzsche, par la voie d’Hofmannsthal).

Dès les premières mesures, la santé de l’Orchestre national de Metz Grand Est s’affirme éblouissante. Plus de cent dix musiciens embrasent le plateau avec une intensité rare. Au pupitre, David Reiland impose une urgence terrible, sans jamais relâcher la tension ; ici, nul alanguissement, la vengeance doit s’accomplir. Cette lecture fulgurante ménage néanmoins les raffinements d’une écriture sensuelle ou grinçante, telle cette valse traîtresse, si narquoise, en laquelle s’incarne un rire acide de la jeune femme lorsqu’elle encourage l’imposteur à entrer dans l’arène fatale. Le résultat cloue l’auditeur à son fauteuil, selon une joyeuse hystérie des destins, toujours dans la souplesse d’un orchestre souverain.

L’excellence de la distribution vocale frappe d’emblée, et jusque dans les rôles moins développés. Ainsi les six Servantes forment-elles un ensemble d’une homogénéité exemplaire. Anaïs Yvoz (Première) et Marie-Juliette Ghazarian (Troisième) dominent par la précision du timbre et la projection, cette dernière irradiant d’une chaleur et d’une autorité naturelles. Adélaïde Mansart se révèle surtout dans les derniers moments, tandis que Lysa Menu charme par une couleur vocale qui invite des rôles plus conséquents. Vive et puissante, Songha Lee confirme la cohérence des choix de la production, tandis que Galina Averina persifle avec élégance, sans sacrifier la musicalité.

Quant aux personnages principaux, ils excellent. L’Aegisth de Kristian Benedikt se distingue par une émission directe et incisive, et une présence couarde qui convainc. Car oui, il n’y a pas de mise en scène, mais tout de même, tous les chanteurs sont admirablement investis dans le jeu ! Voix abyssale au grave somptueusement creusé, la Klytämnestra d’Ana Ibarra impressionne par une noirceur dangereuse. En Chrysothemis, Hedvig Haugerud séduit par le moelleux de son chant et une présence rayonnante, malgré quelques passages où l’orchestre couvre le registre bas. Le baryton-basse Birger Radde campe un Orest charismatique, grâce à un grain superbe, une ligne ferme et une autorité constante, bien que l’enthousiasme débridé de la plume straussienne l’enveloppe parfois d’un trop-plein instrumental.

Enfin, quelle Elektra !
Elena Pankratova s’impose dans le rôle-titre avec une maestria qu’on pourrait dire infernale. Le soprano russe déploie une voix d’une ampleur monumentale, souple et dense à la fois, dont la projection jamais ne cède à la brutalité. Ce qu’elle offre dépasse la seule virtuosité : c’est une incarnation charnelle où chaque cri semble naître d’un gouffre intérieur. Les puissances ancestrales et les forces des ténèbres paraissent surgir de sa bouche, tant le chant épouse le devoir du personnage – Strauss y voyait le double féminin d’Hamlet, contraint à venger le meurtre du père par le rival amoureux et politique. Dans la scène des retrouvailles avec Orest, la chanteuse atteint une vérité bouleversante : soudain, la voix s’adoucit, se creuse d’une tendresse sidérée avant de se recharger d’énergie, fidèle au jeu du destin, celui des Atrides qu’on ferait d’ailleurs mieux d’appeler des Tantalides, à bien regarder les rhizomes mythologiques. Et lorsque vient l’extase finale, Elena Pankratova fait entendre la délivrance tragique d’une existence vouée à la vengeance, jusqu’à l’épuisement mystique. Peu d’interprètes parviennent à rendre avec une telle évidence le vertige d’un être qui meurt de sa propre exaltation. Sa présence magnétique, son art de ciseler chaque inflexion du texte, confirment une artiste au sommet de ses moyens et dont toujours la démesure demeure gouvernée par l’intelligence musicale.

Le Chœur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz, auquel reviennent les cinq petits rôles (Porteuse de traîne, Confidente, Précepteur, Jeune et Vieux serviteurs), assure avec soin sa part de la tragédie sonore. Cette Elektra magistrale annonce une saison hors les murs pleine de promesses. Déjà l’on attend Norma (version mise en espace, ici-même, en mars 2026) ou l’oratorio Les Béatitudes de César Franck (en avril, à la cathédrale Saint-Étienne), entre autres réjouissances musicales. Si toutes les soirées affichent un tel niveau, le chantier du théâtre se poursuivra sous d’excellents auspices !

BB