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Chroniques
récital Bertrand Chamayou
l’œuvre pianistique de Maurice Ravel
« Ah, je sens mon cœur qui froidit… »
Outre qu’il dirige aujourd’hui le Festival Ravel de Saint-Jean-de-Luz, Bertrand Chamayou fréquente l’œuvre du compositeur français depuis bien longtemps déjà, ce dont témoigne la folle aventure de cette intégrale qu’il joue ce soir à la Philharmonie de Paris. Car il y a exactement cent cinquante ans, jour pour jour, naissait, le 7 mars 1875, un certain Maurice Ravel, de l’autre côté de la Nivelle, à Ciboure. Cet anniversaire est ici célébré, notamment par l’exposition dédiée à son fameux Boléro et plusieurs concerts, comme il est fêté par l’Orchestre national de France et son chef Cristian Măcelaru au fil de cinq rendez-vous dont nos colonnes se feront aussi l’écho.
Plutôt que de suivre l’ordre chronologique de composition des opus ravéliens, Bertrand Chamayou promène l’écoute dans un parcours que justifient sans doute autant l’inspiration, que des considérations stylistiques et les contingences techniques de chaque opus. La soirée – vaste, puisque près de deux heures vingt de musique l’occuperont – est ouverte par le Prélude en la mineur de 1913, dans une simplicité douce, comme mine de rien, et cependant... Dès l’abord, la présence de l’interprétation s’impose. S’ensuit Miroirs, le recueil écrit entre 1904 et 1905. La fluidité du jeu le dispute au chant, omniprésent sous ces doigts experts. Tout juste regrette-t-on déjà l’aigu creux, plat même, du Steinway : n’aurait-on pu, pour une telle occasion, convier une instrument qui rendît mieux justice à la palette ravélienne comme à l’inventivité du pianiste, un piano historique ou encore un autre d’aujourd’hui, issu d’une facture plus intéressante ? Au faste tournoyant de Noctuelles succède la profondeur d’Oiseaux tristes, énigme méditative s’il en est. Avec Une barque sur l’océan, déjà l’on quitte le piano, sans qu’on puisse proprement parler de quelque impact orchestral du jeu – on ne sait pas ce que c’est… de la musique, peut-être ? Ce doit être cela, oui. Et, sans contraste sur-affirmé, Alborada del gracioso de déployer sa danse, quand La vallée des cloches prend un atour sévère mais jamais aride.
Sans doute deviendrait-il laborieux de détailler pas à pas ses impressions d’écoute, et cela ne présenterait guère d’intérêt, au fond. Pour l’ordre des pièces, voici : Menuet en ut# mineur (1904), Sonatine (1904-1905), À la manière de… Borodine puis Chabrier (1912), enfin Gaspard de la nuit (1908) pour la première partie du récital. La subtilité et le raffinement de l’approche s’affirme entre ciselure et générosité, dans une vue à spectre large qui ne circonscrit jamais aucune œuvre dans trop petit chas. On se souviendra longtemps de la claire lumière de la Sonatine ainsi que d’un Gaspard qui vraiment raconte une histoire. À un naturel confondant Chamayou conjugue une formidable intelligence du texte, sans excessive cérébralité qui limiterait l’expressivité. Ainsi réinvente-t-il, au retour de l’entracte, des Valses nobles et sentimentales (1911) qui n’ont que faire du pastiche et invite avant tout la quiddité ravélienne qu’il fait si admirablement entendre. Il en souligne la modernité là où on l’attend sans doute le moins.
Au programme, désormais : Menuet sur le nom de Haydn (1909), Sérénade grotesque (1893), Jeux d’eau (1901), Menuet antique (1895), Pavane pour une infante défunte (1899), tandis que Le tombeau de Couperin (1917) vient clore ce récit d’une vie au piano. Nourri d’une fréquentation assidue de Liszt, le jeu, redoutablement maîtrisé, souligne l’élégance du Menuet autant qu’il signe une Sérénade qu’on pourra presque dire à la manière de Ravel ! La tendresse du trio du Menuet antique est une caresse à elle seule. Encore faut-il saluer la saine sobriété de la Pavane, portée loin dans un imaginaire insaisissable. Quant aux six numéros dédiés à Couperin, leur interprétation laisse pantois, avec une Fugue rendue souple comme par inexplicable magie, la délicatesse chanteuse de la Forlane et, surtout, une Toccata magnifiée par un je-ne-sais-quoi d’incroyablement dansant. Du grand art, nul doute !
Que faire, après une intégrale Ravel, lorsque l’enthousiasme du public appelle l’artiste à jouer encore ? La solution du bis consisterait à reprendre l’une des pièces entendues plus tôt. Bertrand Chamayou [lire nos chroniques du 21 décembre 2011, du 12 octobre 2014, des 8 et 15 janvier 2017, du 12 février 2019, du 2 octobre 2020, du 23 novembre 2022 et du 14 décembre 2023] opte, quant à lui, pour l’encore, et offre sa propre transcription pour piano d’une des Trois chansons a capella que le compositeur signait en 1915 sur ses propres poèmes, Trois beaux oiseaux du Paradis. La douceur dolorosa prélude idéalement à la nuit, quand grondent autour de nous certaines rumeurs d’un avenir incertain.
« …emportez-le aussi ».
BB