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Chroniques
Pierre Boulez dirige les Wiener Philharmoniker
Alban Berg | Lulu Suite, Der Wein
C’est forcément un événement lorsque l’un des plus grands chefs mène, pour deux soirs, l’un des meilleurs orchestres qui soient. Il fallait s’y attendre : cette soirée consacrée à Berg et Mahler est exceptionnelle à tout point de vue. Outre d’offrir un instrument sans pareil, les Wiener Philharmoniker défendent ardemment le programme imaginé par Pierre Boulez, un programme placé sous le signe du chant, puisque toutes les œuvres présentées font appel à la voix ; un programme de cette désormais légendaire cohérence à laquelle le maître nous a habitués et à laquelle il ne déroge pas.
Tout d’abord, la Lulu Suite d’Alban Berg, conçue en 1934 alors même que l’opéra éponyme n’était pas mené à son terme, indiqué « pièce symphonique sur l’opéra Lulu pour soprano colorature et orchestre » et articulant cinq mouvements. Boulez ouvre le Rondeau initial dans une douceur rare, le faisant peu à peu poindre de très loin, dans un lyrisme contenu quoiqu’évident, qui s’appuie volontiers sur les cordes graves dont adroitement il rehausse la profondeur par la couleur choisie et discrète des bois. Les rythmes se fondent dans l’onctueuse épaisseur des cordes (incomparables) de la philharmonie viennoise, les passages les plus tendus opérant eux aussi dans un halo « lagunaire », pourrait-on dire, que les cuivres viennent barbouiller de rage, comme en un ciel marin de Turner. Les traits solistiques vont alors simplement d’eux-mêmes, comme jamais : la musique s’écrit dans le geste. La danse se fait légère, simple, ou, plus justement, simplement compliquée (en souvenir de l’illustre Viennois de la campagne dont la jeunesse fleurit ici, à Salzbourg). À l’Hymne de s’élever dans l’expressivité judicieusement nauséeuse des violons, jusqu’à un final fauve. Le deuxième mouvement, Ostinato plus rauque, accuse un contraste incisif, voire violent, d’une urgence inouïe bientôt conclue par la crudité percussive. La jeune Anna Prohaska fait alors son entrée par un chant sur-expressif, très prononcé, doté d’un grave suavement rocailleux et d’un aigu à damner les anges. La vocalité se révèle facile, joueuse comme le personnage imaginé par Berg d’après Wedekind. Boulez se garde de surenchérir ce Lied der Lulu où il conjugue l’onctuosité du premier mouvement à la raucité du suivant. En une pâte remarquablement soignée, il engage les Variationen où il met en œuvre un sens indicible de la dynamique, dès son début proprement mahlérien. Manifestement, le chef conçoit cette suite comme une symphonie ; de fait, Berg lui-même ne « symphonisait-il » pas ses opéras ? Après un départ noir, survient le lyrisme de l’Adagio ultime, dans un grand souffle surgi des profondeurs, bouleversant. Pour certains divans faisant métier de miroirs, « interpréter » c’est aider l’être à se dire en ne projetant jamais sur l’être le dire de celui qui l’écoute ; de même Boulez fait-il confiance à la partition, l’accouchant en grand respect, toujours. Allant droit à l’essentiel, il assène un final sans appel, aussi brutal que Berg prit soin de l’écrire.
Au printemps 1929, alors qu’il travaille déjà à sa Lulu, Berg répond à la commande d’une chanteuse pragoise vivant à Vienne ; celle-ci souhaitait un grand air de concert comme en compte le catalogue mozartien. Le musicien se penche sur Le vin de Baudelaire dont il garde trois poèmes (sur cinq), dans la traduction allemande de Stefan George. Der Wein fut écrit en quelques semaines à peine, et c’est Hermann Scherchen qui en dirigea la création, en juin 1930. La coloration timbrique particulière que Berg a choisit pour ouvrir la pièce (clarinette basse/saxophone alto/basson/contre-basson/violons/altos/harpe) désigne immédiatement le vin comme volupté de tous les dangers. Boulez ménage une entrée tout en souplesse à Dorothea Röschmann, soprano dramatique au grave nourri et à l’expressivité généreuse, évidente. En amont du chant s’amorce le tango dans un semblant de valse, le chef soulignant le procédé juste ce qu’il faut pour en faire goûter l’étrange sel. C’est que l’œuvre est infiniment riche, avec une conception rythmique aussi mystérieuse que complexe se révèle bientôt la moire orchestrale. Le troisième vin, celui du solitaire, suspend son geste dans un climat funèbre où les violons précipitent leur aigu par-dessus la rambarde du grave (vertige mahlérien, encore). Et Boulez d’affirmer sans quiétude le calmando du tutti conclusif.
Commencer par l’opus le plus récent des trois, c’est remonter de ce qui devrait nous être le plus proche vers ce dont plus de temps nous sépare ; c’est aussi le chemin le plus sûr pour révéler chez l’aîné ce qu’il annonçait du plus jeune.
Ça y est, c’est (enfin) admis : Boulez est un grand mahlérien. À ceux qui en doutèrent, rappelons que son exploration de l’œuvre de Gustav Mahler ne date pas d’hier et ne relève en aucun cas d’un engouement tardif, comme certains commentateurs crurent juste de l’avancer : il y a exactement quarante-trois ans, ne dirigeait-il pas le BBC Symphony Orchestra dans la Cinquième, aux Prom’s ? De même enchaînait-il, en juillet 1975, à Londres encore, une version de concert du Moses und Aaron de Schönberg à la monumentale Huitième de Mahler, à deux jours d’intervalle. Et c’est précisément à cette Huitième que pourra faire songer Das klagende Lied, composé par un Mahler d’une vingtaine d’années qui déjà possédait sa langue (de même qu’à d’autres égards il fera directement penser aux Gurrelieder de Schönberg). Ces dernières années, Pierre Boulez a gravé une intégrale Mahler (Deutsche Grammophon) à laquelle ne manque qu’une Symphonie n°10 (dans l’achèvement qui saura lui convenir) et, précisément, ce klagende Lied qu’en 1970 il enregistrait avec le New York Philharmonique (CBS, puis Sony). Aussi se prend-on à rêver, au regard du vaste appareillage de captation à cerner la scène, d’une restitution prochaine (sous forme CD ou DVD, voire les deux) de ce moment littéralement historique.
Historique, le mot n’est pas trop fort.
Avec une distribution vocale idéale, l’orchestre le plus à même de jouer cette œuvre et un chef qui semble signer en beauté la fin de son parcours mahlérien, le Salzburger Festspiele connaît assurément l’un de ses grands moments, de ceux qui firent sa gloire, de ceux qui la feront encore.
Conjuguant vivacité et précision, Pierre Boulez ouvre Das klagende Lied en grand mystère, insérant bientôt la chaleur des cuivres à la ouate générale qui laisse entendre le moindre détail. Singulièrement inventive, la danse de violons surprend. Le timbre chaleureux d’Anna Larsson fait vivre le poème, alto magnifiquement creusé auquel répond le ténor formidablement présent de Johan Botha. Nous retrouvons Dorothea Röschmann, qui affirme avec ses deux confrères une remarquable intelligence du texte, tant littéraire que musical. La confusion savamment étudiée de l’écriture chorale se révèle alors. Mais Boulez ne se contente pas d’équilibrer l’exécution : encore nous en fait-il entendre ce que certains de ces alliages annoncent ; ô surprise, c’est parfois Pelléas qu’on y décèle. Mais l’univers n’est-il pas tout symbolisme, au fait ? Le contraste des nuances s’affirme au fil de la première partie, livrant les dissonances chères au Mahler des derniers temps, vers un final vaillant et sensible comme il en est peu.
Si la perfection du pizz’ conclusif de la partie précédente laissait pantois, le ton épique à la sauce piquante de la seconde est proprement médusant. Et Boulez d’y déployer une puissance jusque là contenue, toujours minutieusement dosée. Si le souvenir de Mendelssohn est encore présent, c’est bien plutôt le dernier chœur de Parsifal qui impose ses quasi déraillements (« Vom hohen Felsen erglänzt das Schoß… ») aux voix du Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, préparées par Jörg H. Andersen. Commentant l’incursion d’une fanfare de coulisses (eh oui, déjà des interventions out), les deux gosiers féminins n’auraient-ils pas de faux airs d’une certaine conversation à la fenêtre du Wozzeck de Berg, par exemple ? « Was ist der König so stumm und bleich ? » dit l’alto, dans le « ventre de l’oreille », tandis que la partition avance dans un pompiérisme ici nettement assumé qui s’affiche confortablement Sezessionsstil (rappelez-vous qui fêtait la Neuvième de Beethoven avec Gustav Klimt au Pavillon de Vienne, quatre ans après la révision de l’œuvre par un Mahler plus mûr). Tandis que les plaintes de l’alto s’inscrivent en rituel relativement austère, l’appel désespéré du soprano, « Ach bruder, liebe Bruder mein… », se fait déchirement. À l’issue de la saisissante raréfaction du Sehr langsam und schleppend, l’unique accord final, croche fermement jouée fortissimo par un Boulez incorruptible, surprend encore.
BB