Chroniques

par bertrand bolognesi

Nosferatu, eine Sinfonie des Grauens
film de Friedrich Wilhelm Murnau (1921)

musique d’Emmanuelle Parrenin, Jérôme Lorichon et Quentin Rollet
Philharmonie / Le Studio, Paris
- 31 octobre 2025
Avec son cercueil sous le bras, dans la ville : NOSFERATU de Murnau, 1921
© dr

Le 31 octobre, c’est soir d’Halloween ! Le Studio de la Philharmonie est archi-comble, toutes générations confondues venant y quérir le frisson devant la toile. Au proscenium, trois musiciens prennent place. La vielle (puis la voix de l’artiste), le saxophone et un synthé font renaître d’un ailleurs impalpable une bobine bien connue, le Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau (1921), sans fracas d’ouverture mais dans un souffle, un battement, un fil qui bientôt tourne et tournoie. Cette fois, la musique ne commentera pas le film, préférant en tisser le destin via une souterraine pulsation qui invite le spectateur au royaume de l’ombre – « … et bon voyage au pays des fantômes… », dira Knock !

Survient d’abord la stupeur des gestes : silhouettes arrêtées, bouches muettes, mains tordues. Murnau filme le monde comme une scène hantée que sculpte la lumière. C’est chez lui que le vampire devient image avant d’être fable. Tout en angles, le corps de Max Schreck – patronyme prédestiné (en allemand, Schreck signifie effroi) ! – est un cartoon de la peste. Ellen, Hutter, Orlok, Knock : inlassablement, chaque masque glisse entre le grotesque et le sublime, comme si l’étrangeté venait autant du cadre que de l’hors-champ. Le film surgit de l’expressionnisme, tout en se plaçant déjà au delà de ce courant. Ni pure stylisation ni naturaliste, Nosferatu inscrit la peur dans les décors mêmes : le château transylvain quasi ruiné, le bateau fantôme, les rues désertes de Wisborg (en réalité, Wismar) où il fait si bon se promener avec son cercueil sous le bras en admirant les amoureux s’embrasser, tout est théâtre de l’Unheimliche, cet inhospitalier familier exploré par Freud en 1919. Comme, un siècle plus tard, la récente zoonose de SARS-CoV-2 mit à nu les conséquences d’un capitalocène effréné, Orlok révèle des failles déjà présentes, soit la crainte de l’étranger, l’épidémie latente, le désir forcé. Tout y est boucle et contamination : l’amour d’Hutter pour Ellen attire Orlok qui contamine Knock qui transmet la peste qui tue et dépeuple la ville et ainsi de suite. Le vampire ne tue qu’une fois, mais c’est cent fois que le tue l’écho. Créature enfermée dans son propre sortilège, voilà la mécanique du mal et son magnétisme répugnant révélés par le cinéma.

Le cinéaste n’adapte pas le Dracula de Stoker, il l’aspire. Sans l’autorisation de la veuve du romancier irlandais, il détourne l’œuvre, en change les noms, bien que sans toucher aux veines du récit. Orlok boit le sang d’Hutter comme Nosferatu boira celui de l’écrivain. Procès, copies brûlées, film maudit… Florence Stoker tenta de tuer le vampire par l’action juridique ! Peine perdue : ressurgissent des bobines illégales, cachées dans des ciné-clubs et même des caves. Murnau a bel et bien retourné l’intrigue contre elle-même, vampirisé son modèle et inscrit dans l’histoire du cinéma le premier véritable zombie-movie – un siècle avant que la Gen Z ne s’initie au film de contagion, dernier-né de la catégorie morts-vivants –, celui d’une œuvre qu’on croyait morte et qui passera entre les mailles du copyright comme entre les crocs du commandeur.

Dans Nosferatu, le mythe vampirique n’est pas seulement affaire de crocs et de cou. Encore s’infiltre-t-il dans des couches plus troubles où le désir se dissimule sous de morbides détours. Ainsi de la scène inaugurale du pouce ensanglanté du jeune Hutter qu’Orlok aspire avec une ferveur à peine déguisée, qui n’a rien de féminin. Homosexuel discret et visionnaire, Murnau déploie ainsi la sexualité en figures interposées : le vampire ne suggère pas un autre amant mais le désir du semblable. La morsure s’y lit comme un baiser déplacé, voire renversement d’une étreinte impossible. Entre Hutter et Orlok se joue dès lors une triangulation du désir. Ce n’est pas que le comte aimerait Ellen mais plutôt qu’il se projette dans le plaisir qu’elle pourrait avoir de son époux que lui désire peut-être (l’époux et l’objet de son désir : sa compagne absente). Figure d’un Narcisse déserté, Orlok veut s’introduire dans ce désir sans fond, forcer le lien, vampiriser l’espace où circule une virilité qui le fascine, comme le montrent clairement les images. C’est la logique même de Der Vampyr, l’opéra d’Hans Marschner : le vampire consomme les autres non par amour mais par substitution – une pulsion de mort qui contamine l’érotisme. Le navire qui, chargé d’une terre néfaste, vogue vers la ville est le miroir social de cette contamination intime : l’épidémie de peste est faite prolongement collectif d’un désir inassouvi, destructeur, comme si le sexe lui-même portait la graine noire de l’anéantissement. Ce qui se joue là est une géographie psychique où toujours l’amour s’accompagnerait de sa morsure fatale. Il faudra l’offrande consentie, la douce Ellen, pour rompre la spirale. Comme Senta dans Der fliegende Holländer de Wagner, elle se sacrifie, pas pour son homme mais pour l’amour tout court, réconciliable à la mort. Une seule nuit offerte brise le pacte millénaire : Orlok meurt d’avoir joui trop longtemps d’un don inouï qu’il ne saurait maîtriser. La rédemption vient de celle qui enlace le monstre, corde rompant l’hymne inachevable du désir mortifère, tel un chant lumineux au cœur de la pulsion vampirique.

Grotesque, Knock, le marchand de biens (ou de maux...), joué par le bel Alexander Granach brutalement grimé, montre que le vampirisme prend aussi la forme parodique du zèle. Il n’est pas un double tragique, mais une caricature bouffonne — le serviteur qui souhaite infecter pour exister, la doublure grimaçante du maître. Murnau joue avec nos attentes : ici, celui qui court dans les champs est moins inquiétant qu’un épouvantail, et nous rions parce que la folie sociale s’y dévoile et, avec elle, une vérité cruelle : la malédiction peut aussi prendre ce visage-là.

Immuable, la musique ne lâche rien. Elle rôde, infuse, pèse et maintient le spectateur dans la certitude que tout est scellé ; du premier battement au dernier souffle, elle signe le destin. Si le récit laisse une brèche à l’imprévu – le sacrifice d’Ellen, transperçant la nuit vampirique –, la trame sonore reprend ses droits. Pas d’orgue triomphal ni d’arioso rédempteur, mais un fil ténu qui, à son tour, s’éloigne et s’éteint. Quand Orlok s’évanouit de la pellicule, Emmanuelle Parrenin, Jérôme Lorichon et Quentin Rollet trouvent la juste distance. Mieux que de fermer l’argument, ils le laissent flotter, suspendu, syndrome post-vampirique dont leur performance se fit l’écho. Dernière voix, silencieuse (un intertitre dit sans son), celle de Knock – « Der Meister ist tot ». La salle revient au jour. Et le récit de disparaître, mais non la vibration qui en nous demeure, tant émotionnelle que mythologique. Car c’est bien par l’oreille que ressuscite Nosferatu, tel Hamlet-père empoisonné par ce même appareil de notre écoute – ni par le regard ni par le déroulé du conte mais par le son, continuo qui, par-delà l’image, chuchote encor que tout était écrit… sauf, peut-être, l’amour.

BB