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Chroniques
Markt d’Enno Poppe
Ensemble Intercontemporain et Orchestre du Conservatoire de Paris
C'est une salle comble et enthousiaste qui accueillait l'Ensemble Intercontemporain pour son premier concert de l'année à la Cité de la musique. Soyons honnêtes, cette joyeuse ambiance devait beaucoup à la présence de nombreux étudiants venus également écouter l'Orchestre du Conservatoire placé sous la direction de Susanna Mälkki.
Singulier contraste dès l'ouverture du programme… avec un Octuor pour instruments à vents de Stravinsky à fleur de notes, terne et sans humour. Derrière cette exigence de rigidité formelle voulue par le compositeur, il n'y avait guère à discerner qu'un aimable bavardage et une circulation thématique assez morne. C'est d'autant moins gratifiant pour les musiciens quand on connaît la difficulté qu'exige la mise en place de cette pastorale faussement gauche et de guingois où la tranquillité inexpressive n'est qu'un trompe l'œil. Idéalement, la réduction des nuances au couple piano-forte doit permettre de mieux faire ressortir ce que Stravinsky appelle le « jeu des volumes » entre les instruments. Par manque de conviction, et souvent en proie à une justesse périlleuse du côté des cuivres, la lecture volontairement littérale a rapidement tourné à l'inexpressif, chacun fuyant l'élément sarcastique qui pouvait émaner d'une pièce aussi sophistiquement désuète et, en un sens, archaïque.
Changement d'effectif et d'univers avec Markt d'Enno Poppe, une pièce pour orchestre créée en 2009 à Cologne. Comme souvent chez ce compositeur, on est marqué dès la lecture du livret de présentation par ce titre nominal dont l'ellipse confine à la tautologie. Il faut voir ici dans la notion de marché une allusion à – je cite – « tous les marchés imaginables », ces lieux d'échanges, traversés par des flux sonores et humains, formant circulation nébuleuse et bourdonnement continu. Les trois mouvements anonymes sont simplement énumérés et d'une durée qui va en s'allongeant (respectivement une minute et demie, cinq minutes et demie et dix minutes).
Dans le premier volet jaillit tout une constellation pulsée de signes bruitistes et de sons coruscants, en touches vives et furtives. Ce raptus très webernien s'élève accelerando jusqu'à une ultime note aiguë jouée par la harpe. La seconde partie propose une lente progression mêlant viscosités des timbres et furtifs affolements rythmiques. La variation des modes de jeu permet à cette occasion l'émergence d'éléments ductiles et chatoyants, particulièrement caractéristiques de l'écriture de Poppe. On goûte au passage les irisations de la trompette bouchée et l'exotique mélopée en quarts de tons du violon solo. Ces amalgames vibrionnants de microstructures harmoniquement très riches et complexes sollicitent l'intellect et permettent une écoute en continu par un jeu subtil d'apparition-disparition. La conclusion de la pièce se construit autour d'un thème en spirale lancinante à la manière d'un obsédant rituel, assez boulézien d'inspiration, mais toutefois fort différent de l'illustre référence, notamment si l'on tient compte de l'orchestration et du matériel thématique. Sur des rythmes sourds et sombres aux percussions, on navigue à vue comme dans la moiteur endormie d'une section de jazz, à peine troublés par une petite harmonie jouant dans le suraigu, en micro-intervalles. La ligne mélodique se répète en boucle, parfois doublée par un nappage de cordes mélancolique. Insensiblement, l'énervement gagne tout l'orchestre jusqu'à l'uppercut final qui éclate en une violente dislocation métallique et des sons multiphoniques aux cuivres, qui peu à peu disparaissent, estompés par leur propre écho.
En seconde partie, retour au siècle dernier avec la célébration du Sacre du printemps, pierre d'angle de la modernité musicale bientôt centenaire. On peut dire de l'option choisie par Susanna Mälkki qu'elle tire l'œuvre davantage vers l'orchestre que vers la chorégraphie. On imagine mal, en effet, la troupe de Maurice Béjart, ou plus récemment Pina Bausch, répondant à la puissance de l'élément orchestral déployée ce soir-là. Loin de déplaire, cette interprétation propose un paganisme moins soucieux d'amoralité que d'effet esthétique. Une forme de barbarie contrôlée, donc – une interprétation nettement plus virtuose que viscérale.
Les premières mesures firent craindre le pire tant les contrastes étaient poussifs et les cordes sans réelle assise rythmique. Dans Le jeu du rapt, l'orchestre manquait singulièrement de contraste au début et les changements de dynamique assez mal maîtrisés des Jeux des cités rivales subirent plusieurs déflagrations exagérées. Malgré les timbres assez verts de la petite harmonie, la fin de la première partie prit progressivement de l'assurance. On pourra certes trouver les Cercles mystérieux des adolescentes ni mystérieux ni adolescents, mais sans décalages et d'une pâte sonore venimeuse et envoûtante. La Danse de l'élue est dirigée tout en saccades nerveuses, d'un geste très sec. Susanna Mälkki ne laisse pas sonner les pupitres et épuise le son avant qu'il ne s'exprime. Ces coups de cravaches broient la masse et les plans sonores dans des jets dynamiques violents et forts. L'énergie déchire et emporte, en les rendant inaudibles, certaines parties du discours. La machine s'emballe un peu mais, après tout, c'est une belle démonstration et le public est conquis. À notre tour, ne boudons pas notre plaisir, le pari est gagné.
DV