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Chroniques
Mahler Chamber Orchestra
Claudio Abbado et Martha Argerich
Le succès de certains concerts se confond parfois avec l'histoire d'une rencontre. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Paris aura attendu près de quarante-quatre ans avant de pouvoir entendre Claudio Abbado et Martha Argerich réunis dans une même soirée. La scène se passait le 12 novembre 1969 au Théâtre des Champs-Élysées ; on y donnait un consistant programme Prokofiev (Suite n°1 de « Roméo et Juliette » Op.64bis, Concerto pour piano en ut majeur Op.26 n°3 et Symphonie en ut mineur Op.44 n°3). L'auteur de ces lignes n'ayant alors pas encore vu le jour, il se gardera bien de donner de l'« historique » à tous crins, bien conscient qu'en ce qui concerne les dernières apparitions d’Abbado, la norme de ce qu'il est convenu d'appeler « interprétation inoubliable » est devenue totalement superflue et inutile.
Cette soirée de la série Piano**** ne déroge jamais à cette règle du sublime, une de celles qui hantera encore pour longtemps la mémoire de ceux qui y assistent. Parmi les critères d'enthousiasme la dimension orchestrale est celui qui demeure de loin le plus fascinant. Le Mahler Chamber Orchestra fait oublier l'acoustique rebelle de la Salle Pleyel avec l'aisance insolente des phalanges (pourtant bien plus fournies) qui savent y triompher. Le Concerto en ut majeur Op.15 n°1 de Beethoven et la Symphonie en la mineur « Écossaise » Op.56 n°3 de Mendelssohn servent la démonstration toujours renouvelée qu'un orchestre jouant sous la direction du chef milanais n'est plus tout à fait le même orchestre. Comme un son d'orchestre n'est rien sans l'écoute et la mémoire de ceux qui le reçoivent et le commentent, ajoutons sans crainte que ce son-là nous change au moment même où nous le percevons. La liberté et la nouveauté de ton de l'ensemble ont peu à voir avec la volonté délibérée d'improviser. Le dilettantisme (aussi génial fût-il) n'a pas sa place ici. Ce sont au contraire l'extrême discipline et l'extrême dévouement qui se dégagent de l’interprétation. La prise de risque y est permanente autant que dissimulée par des dehors décontractés. Chef et soliste se parlent entre les mouvements, les sourires complices se répondent d'un pupitre à l'autre – la subtilité infinie des dynamiques, la couleur des timbres, l'élan rythmique… tout concourt à ce bonheur partagé.
Sous la baguette d'Abbado, ce Concerto n°1 n'a pas la martialité un peu vaine que cherchent beaucoup d'interprètes qui pense y trouver le côté « épate bourgeois » d'un Beethoven en quête de reconnaissance dans les salons viennois. Les premières mesures célèbrent le triomphe de la légèreté des cordes et cette lumière qui irrigue comme par capillarité les pupitres des bois. L'étagement des dynamiques n'est jamais narcissique ou bassement spectaculaire. La profusion du continuum atteint des cibles émotionnelles qu'il ne cesse dans le même temps de multiplier. Cette sorte de logique interne est parfaitement relayée par une Martha Argerich maîtrisant à la perfection la projection quasi-vocale de son instrument. Évidemment des doigts d'acier (les accords de la main gauche !), mais quelle subtilité dans l'alternance des notes piquées, le legato qui soutient le chant… Le son liquide obtenu dans le Largo est littéralement inouï. Elle n'hésite pas à s'approprier le thème à la reprise, en mordant soudain avec autorité dans le fruit tendu par un orchestre en pâmoison. Mieux qu'un dialogue, c'est une circulation d'esprit et de gestes à laquelle se livrent chef et pianiste. Tour à tour indépendants et soumis l'un à l'autre, ils font disparaître les limites du concertant-conversant, attentifs à ce chant qui ruisselle par tous les pores de la peau. Dans le scherzando final, l’abattage et la vitalité du piano bouleversent ce climat apollinien. Le velours et le volume de l'orchestre suivent cette folle trajectoire, en accentuant le jeu d'imitation du rebond main gauche/main droite juste avant la reprise.
Le légitime enthousiasme de la salle ordonne un bis d’Argerich et, dans de pareilles circonstances, impossible de s'y soustraire. Avec ce qu'il lui reste de braise dans les doigts, avec les Traumes Wirren (Songes troubles) extraits des Phantasiestücke Op.12 de Schumann elle fait le choix de ne pas laisser retomber la tension du Beethoven. Sous la brillance de l'étude de concert, la pianiste varie les plaisirs par cette alternance de chorals syncopés, trempés dans l'ambre chaud – un pur délice.
Paysages, gouffres, vallons… La Symphonie dite « Écossaise » de Mendelssohn évoque ces gravures romantiques, d'une précision expressive entre eau-forte et burin. Le modelé des cordes de l'introduction Andante con moto est bouleversant et ne fait qu'amplifier avec le recul nostalgique du thème principal – joué PPPP à l'extrême, comme pour mieux préparer le gigantesque crescendo à suivre. Claudio Abbado fait la démonstration éclatante de sa capacité à donner de la lisibilité aux enchaînements et aux idées qui motivent les changements de nuances et parfois même l'irruption d'un tempo implacable au milieu d'un mouvement.
Dans le Vivace non troppo, le bouillonnement des archets n'est pas sans évoquer (débarrassé de l'autorité péremptoire qui caractérisait son interprétation) la sonorité vif-argent d'un Harnoncourt. Du tumulte des lignes émerge une petite harmonie en état de grâce, particulièrement la clarinette d'Andreas Ottensamer et le hautbois de Mizuho Yoshii-Smith. L'Adagio alterne suspension des pizzicati et chant élégiaque, avec en toile de fond cette agitation tourmenté qui resserre ses liens. Dans les ultimes mesures, la battue noie dans un halo de couleurs toute velléité de tristesse. La conclusion Vivacissimo est en définitive très équilibrée et d'une scansion sonore et joyeuse. L'œil discerne l'alternance des plans larges et plans serrés, donnant à la géographie de cette œuvre une dimension émotionnelle fort vivace. La péroraison en forme de choral marche à grands pas vers les sommets, sans rien de pesant ou de grandiloquent. Un triomphe !
DV