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Chroniques
La traviata | La dévoyée
opéra de Giuseppe Verdi
Violetta n'a qu'un défaut : elle est blonde. Et alors ? N'en déplaise aux excités de la prima, la mise en scène de Dmitri Tcherniakov n'est pas allée rechercher les mânes de Visconti et Callas pour tenter de faire revivre un rêve impossible. Combien sont-ils à avoir vécu en direct ce célèbre épisode de la geste belcantiste ? L'essentiel est ailleurs, même si le principal défaut de cette scénographie est d'exiger une attention de tous les instants afin d'en déceler les clés intimes. Au premier abord, le regard capte çà et là des détails qui ne prennent pas sens immédiatement mais dans un a posteriori très étiré, reliant parfois le tout début de l'œuvre à l'extrême fin. Ces rapports symétriques entre situations, gestes et objets échapperont totalement au spectateur peu enclin à accepter cette vision si particulière du drame de Verdi. Il sera dès lors facile de prendre pour des erreurs des éléments placés intentionnellement en travers des attentes routinières.
À la fois étonnamment traditionnel et violemment moderne, le travail de Tcherniakov s'expose en cible idéale, arrêté au milieu du gué qui sépare les deux camps. Il n'y a pourtant rien d'outrancier ou de scandaleux à vouloir représenter la souffrance intime d’une Violetta contemporaine, objet de fascination et de rejet d'une société hostile. On ne s'étonnera pas de retrouver dans les scènes de groupe ce qui faisait la griffe esthétique d'Eugène Onéguine [lire notre chronique du 8 septembre 2008] en passant par Don Giovanni [lire notre chronique du 3 juillet 2010 et notre critique du DVD], cette déliquescence morale qui affleure par touches successives et finit par envahir le plateau.
Sous les moulures et les ors clinquants d'un intérieur bourgeois, c'est une réunion de blasés parvenus qui vient exposer vêtements de marque et singeries d'initiés. Moins grisette ou courtisane que dans l'archétype littéraire dix-neuviémiste, Violetta affiche dans cette première partie un profil mature de femme ambitieuse, de toute évidence moins futile que le groupe qui l'environne. Ce sérieux contraste avec un Alfredo mal dégrossi, maladroit et se consumant pour elle avec toute la naïveté adolescente (quelle idée d'offrir à une mourante un bouquet écarlate et des pâtisseries…). Comme deux lignes tangentes qui jamais ne se croisent, l'amour de l'autre n'est jamais fusionnel et chacun garde pour soi ce qu'il vient y chercher. Ce jeu de dupe passe, par exemple, dans ce geste de la main qu'on évite au moment de la serrer ; Violetta l'adresse en guise de provocation au premier acte et Alfredo lui rend la pareille pour l'humilier en public au troisième. De même, si chacun met – littéralement – la main à la pâte dans la scène à la campagne, tout indique que Violetta reste maîtresse du jeu et dirige cette kitsch maison de poupée, digne d'une publicité Barilla. Extrême mauvais goût ? Absolument pas. Il faut ici prendre les éléments dans leur fonction sémantique et chercher à voir à quel arrière-fond psychologique se réfère cette apparence de déconstruction.
Tcherniakov montre une femme-enfant, hier poupée demi-mondaine, aujourd'hui sans apprêt, en chaussons de feutre et robe de chambre, tandis qu'une autre poupée sur le buffet rappelle la tenue de soirée de la veille. À la toute fin, ce symbole dérisoire revient au milieu des bouteilles d'alcool et des médicaments, sinistre alternative à la pizza débonnaire que préparaient les amoureux. À première vue, cette scène finale contient peu d'éléments ; dans la vaste pièce glaciale (le givre à la fenêtre…) les huissiers n'ont laissé qu'un miroir, celui-là même dans lequel se regardait Violetta lorsque le rideau se levait. Ne nous y trompons pas, cet Addio del passato donne à lui seul toutes les clés de la mise en scène. En quelques instants, voici enfin unifiées les options qui jusque-là semblaient disparates. On sait combien ce moment est redoutable pour la voix, ultime métamorphose d'un timbre né dans les aigus du Gioir ! et qui vient se perdre dans les ombres du bas-médium. Tcherniakov joue sur la révélation du personnage à lui-même, trouvant dans cette image une réflexion au sens propre et figuré de passé enfui et son avenir qui prendra fin dans quelques instants. Placée diamétralement juste derrière ce miroir, c'est Annina – personnage qu'on n'aurait peut-être pas remarqué jusqu'alors et qui soudain s'impose en définitive comme le double d'une Violetta qu'elle n'a jamais vraiment quitté. Déjà dans l’Acte I, sa présence silencieuse faisait de l’È strano un dialogue à voix haute. Les derniers instants montrent à nouveau le couple Violetta-Annina, mais cette fois-ci la servante chasse les invités hors du salon et reste seule avec la dépouille de sa maîtresse. Elle est la seule à manifester son effroi devant une image de la mort dont se détournent Alfredo et son père. Cette dernière image vient rejoindre toutes celles qui dorment désormais dans la boîte à photographies, ultime objet resté en possession de Violetta, testament de son passé disparu.
Surprise de taille : le public fait un accueil unanime à l'Alfredo de Piotr Beczała qui avait pourtant essuyé de vigoureuses protestations le soir de la prima, à l'origine de ses déclarations incendiaires dans la presse. Le ténor polonais empoigne son rôle avec une énergie et une foi du charbonnier qui composent en définitive une très honnête interprétation. Sa ligne de chant ne cherche pas à séduire par le jeu des nuances et la variété des inflexions. L'émission se fait abrupte quand s'élèvent les premières pentes vers l'aigu – une caractérisation solide et fort impulsive. Service minimum, en revanche, pour le Germont père de Željko Lučić : la voix est désespérément grise, sans autre ambition expressive qu'une lecture à fleur de notes et une présence en scène monolithique. Bref, tout l'inverse des rôles plus modestes, autrement plus investis dans leurs interventions. Maria Zampieri (Annina) incarne un personnage d'une profondeur vraiment touchante. On remarque également la belle et fugace prestation de Giuseppina Piunti en Flora Bervoix, sans oublier le chœur « maison », d'une facture et d'une autorité impeccables.
La Violetta de Diana Damrau parvient à cristalliser l'attention par une combinaison entre présence scénique et vocalité d'exception. Elle incarne cette « soprano di tutta forza » que Verdi réclamait. N'en déplaise aux naïfs « discolâtres », on ne trouvera sur aucune galette cette manière de libérer soudainement l'aigu et de jouer avec le silence qui suit pour souligner la beauté de ces instants. C'est un bel canto d'une tenue exemplaire, éprouvé à la dure école du Lied et de la mélodie. Ce chant-là fait oublier le corset de la maîtrise technique pour imposer à la salle une probité et une couleur proprement phénoménales. Le gain de lisibilité se perçoit jusque dans les couleurs infinitésimales, bien aidé en cela par la capacité du chef à maintenir le lissé des cordes jusque dans des gradations imperceptibles.
Daniele Gatti confirme sa capacité à soutenir le chant avec une attention de tous les instants, soucieux ne pas « carboniser » le plateau par d’inutiles effets de manche. On aime cette façon unique d'aller chercher dans les ombres du registre grave la densité d'un discours qu'on entend trop souvent réduit à des lignes chlorotiques et éthérées. Impossible de rester insensible à cette direction serioso, d'une tenue parfaite, qui éclaire de l'intérieur le flux émotionnel.
DV