Chroniques

par bertrand bolognesi

Dmitri Chostakovitch / Mieczysław Weinberg – Chapitre I
Orchestre Philharmonique de Radio France

Gidon Kremer, Hulkar Sabirova, Mirga Gražinytė-Tyla
Auditorium / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 14 novembre 2025
Premier des quatre concerts du  cycle Chostakovitch/Weinberg du Philhar’...
© christophe abramowitz | radio france

On l’aura entendu, lu, relu et même dit soi-même : 2025 est l’année Ravel, l’année Berio, l’année Boulez. Elle est aussi celle du cinquantenaire de la mort de Chostakovitch. Ainsi, une quinzaine de jours avant de fêter le compositeur italien, l’Orchestre Philharmonique de Radio France honore-t-il la musique de son aîné russe au fil de quatre concerts formant cycle, à la Maison ronde, durant lequel un autre musicien se trouve fêté à égalité : le Varsovien Mieczysław Weinberg (1919-1996), grand admirateur et ami du Pétersbourgeois. De cet artiste dont le destin fut pris dans la tourmente des pires années du XXe siècle – la survenue du nazisme en Allemagne, l’envahissement de la Pologne, sa fuite hors de la terre natale vers l’URSS, la guerre brûlant l’Europe entière, l’arrestation et l’assassinat de toute sa famille pendant la Shoah, enfin une nouvelle vie sous régime soviétique, ce qui ne fut pas toujours simple –, enfin nous allons pouvoir entendre en salle six opus et de manière rapprochée, grâce à cette programmation passionnante dont on se réjouit que l’audace n’a pas manqué d’attirer le public plutôt que d’en tiédir l’enthousiasme.

Six œuvres, disais-je, en quatre concerts répartis sur une semaine – dans le désordre (à partir de la fin, soit le vendredi 21 novembre) : Symphonie Op.115 n°13 (1976), La clef d’or Op.55d n°4 (1954/64), Concertino pour violon et cordes Op.42 (1948), Concerto pour flûte et cordes Op.75 n°1 (1961), Quintette avec piano Op.18 et enfin la Symphonie Op.152 n°21, jouée en seconde partie de la présente soirée. D’une manière presque simultanée survient l’annonce de la nomination de Mirga Gražinytė-Tyla en tant que première cheffe invitée de la formation radiophonique, pour trois saisons et à partir de la rentrée 2026 : c’est elle qui dirigera les trois concerts d’orchestre de ce cycle (le deuxième rendez-vous étant chambriste), elle qui connaît bien la musique du compositeur pour en avoir enregistré (Deutsche Grammophon), en 2019, cette ultime page achevée avec la Symphonie Op.30 n°2 (1946), puis trois ans plus tard les Symphonies Op.45 n°3 (1949) et Op.81 n°7 (1964)avec le Concerto pour flûte évoqué plus haut, enfin La passagère, opéra Op.64 (1968) capté en janvier au Teatro Real de Madrid – une production signée Johannes Reitmeier qui sera reprise dans deux mois à l’Opéra national du Capitole de Toulouse.

Pour commencer, la Symphonie en la majeur Op.141 n°15 de Chostakovitch (1906-1975), soit la dernière du maître, écrite au début de l’été 1971 lorsque sa santé s’est déjà résolument engagée vers le déclin. Une nouvelle fois, le musicien tisse un vaste réseau de citations qu’il puise autant dans le passé que dans ses propres pièces. Ainsi, pour entendre Chostakovitch par Chostakovitch, encore entend-on Glinka, Malher, Tchaïkovski et bien d’autres, Rossini et Wagner se révélant les plus directement identifiables. Entendue ce printemps dans un programme diversement défendu [lire notre chronique du 24 mai 2025], Mirga Gražinytė-Tyla affirme plus pleinement encore ses grandes qualités, au fil d’une lecture remarquablement ciselée.

Dès l’Allegretto, les passages quasi-chambristes de la partition s’intriquent avec un naturel confondant aux effets de masse, ici très musclés. Pour énergique qu’elle soit, sa battue ne passe point à la trappe le relief de traits délicats, invitant des instrumentistes le meilleur d’eux-mêmes. Ainsi apprécions-nous l’excellente Mathilde Calderini (flûte) et sa consœur Justine Caillé (piccolo), le chant raffiné de Nathan Mierdl (premier violon) et la grande musicalité de Christophe Dinaut (contrebasse). Le choral de cuivres qui ouvre l’Adagio impose un pupitre en pleine forme, d’une inflexion à la fois sobre et vaste, où surgit le douloureux solo de violoncelle, somptueusement servie par Nadine Pierre. Travaillant avec minutie l’équilibre, la cheffe lituanienne, fort investie dans chaque aspect de sa lecture, semble donner naissance à chaque phrase – celles de Nathan Mierdl qui introduit un effet-Berg des bois, pour ainsi dire, celles d’Antoine Ganaye (trombone), Javier Rossetto (trompette), Florian Schuegraf (tuba), mais encore de Christophe Dinaut, décidément superbe – tout en colorant idéalement la gelure typiquement chostakovienne de certains tutti. Le second Allegretto (troisième mouvement) se démarque totalement de l’Adagio situé dans la lignée de la Quatorzième Symphonie : il grince volontiers des dents, tout en faisant fête aux bois, eux aussi magistraux, parmi lesquels le bassoniste Jean-François Duquesnoy. On admire également la vaillance des quatre cornistes. Les emprunts wagnériens du quatrième épisode (Adagio, Allegretto) tourne irrésistiblement à la romance mélancolique dont la texture souple est un atout certain. Ici brille particulièrement Hélène Devilleneuve (hautbois). L’habileté du rendu de l’ultime extinction laisse pantois.

Passé l’entracte, nous retrouvons les artistes, rejoints par leurs collègues pour le grand effectif – six cors, cette fois, des bois étoffés, un piano, une harpe, un harmonium et ainsi de suite – que requiert la Symphonie Op.152 n°21, composée en 1991 à la mémoire des Juifs du Ghetto de Varsovie en vue du cinquantenaire de son insurrection (1943). En toute logique, elle est intitulée “Kaddish”. Convoquant, en sus de l’orchestre, un soprano solo et un violon solo, elle s’article en six mouvements enchaînés (Largo, Allegro molto, Largo, Presto, Andantino et Lento), durant près de cinquante minutes. Comme son aîné, il convoque des citations, puisées chez Mahler et dans son propre travail. Vingt-quatre ans après son adaptation lyrique (avec l’aide du librettiste Alexander Medvedev) du roman autobiographie de Zofia Posmysz (1923-2022), La passagère de la cabine 45 (Pasażerka z kabiny 45, 1959), montrant pour la première fois sur une scène d’opéra la réalité du camp de concentration [lire nos chroniques des productions de David Pountney, d’Anselm Weber et de Nadja Loschky], Mieczysław Weinberg rendait un nouvel hommage aux victimes de la Shoah. Les emprunts qu’il fait alors à la musique qu’il avait lui-même conçue pour le film de Boris Yermolaev, Notre père (Отче наш, 1989), suggèrent, via l’argument de ce film, qu’il pense aussi à sa propre famille dont, depuis l’exil en 1939, il ne revit plus un seul membre, tous disparus dans l’industrie nazie de l’extermination.

Placés dans l’orchestre, les deux solistes s’y fonderont avec un moelleux fascinant. D’emblée, l’exécution révèle le lyrisme éperdu de l’œuvre. Deux décennies après Chostakovitch et l’ascétisme de ses dernières pages, Weinberg, malade et âgé, ne sacrifie pas sur l’autel du dépouillement et de la ciselure, préférant une épaisseur dramatique et généreuse, presque dispendieuse. Dans la partie de violon, nous retrouvons Gidon Kremer, délivrant des phrases fort douces, d’une intériorité recueillie, d’abord rehaussée par un grand mystère de cuivres. Au piano d’esquisser la Ballade en sol mineur Op.23 n°1 de Chopin, fameux Varsovien – il naquit à une cinquantaine de kilomètres de la capitale du Ducatus Varsoviæ –, quelques mesures tombée du grenier des souvenirs. De nombreux éléments fragmentaires alternent avec des moments très toniques. Ainsi la subtilité du dialogue entre la contrebasse et deux trombones le dispute-t-elle à la ferveur des tutti, souvent plus qu’opulents. Dans l’infiniment grand comme dans le plus secrètement dessiné, toujours une ardeur lamentoso va son pas, du bal Klezmer, où brille Nicolas Baldeyrou (clarinette), au la-la-la errant du soprano, repris par l’harmonium puis les percussions-claviers, en passant par la poignante mélopée sans paroles que livre Hulkar Sabirova. Il revient en effet à la chanteuse ouzbèque de mener la section conclusive de l’Opus 152, dans une lueur insaisissable que traverse pour la seconde fois le fantôme de la Ballade. Après un ultime élan de révolte et de bravoure, tout s’éteint dans un gel ineffable.

Ce n’est pas sans émotion que nous quittons l’auditorium, par-delà ce rite de retour au monde que constituent les applaudissements. Hâte de poursuivre ce beau cycle !

BB