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Chroniques
Das Lied von der Erde
Dagmar Pecková, Nikolaï Schukoff, Enrico Delamboye
Grand élan, vif, leste, dégraissé pour l’introductive Chanson à boire de ce Lied von der Erde à saluer post-mortem son auteur (création à Munich six mois après son départ). Enrico Delamboye engage un geste clair, « hautement défini », pour ainsi dire, qui richement fait tout sonner de la puissante orchestration mahlérienne. Quelques mesures bondissantes d’où point le ténor, ici Nikolaï Schukoff, coutumier de l’œuvre [lire notre chronique du 14 octobre 2009], dont la voix, quoi qu’allègrement mis en lutte par la partition, éclate généreusement. Das Trinklied vom Jammer der Erde bénéficied’une souplesse d’autant remarquable que l’écriture est tendue. L’émission paraît évidente, le chant vaillant autant que nuancé, donnant au texte la place qui toujours devrait lui revenir, avec la complicité d’un chef soigneusement attentif au dosage qu’il réalise d’une écoute bienveillante. Après une conclusion sans blabla, les bois tracent leur chemin dans Der Einsame im Herbst, délicats et sans manière. Le mezzo-soprano tchèque Dagmar Pecková, qui elle aussi porte ardemment la bonne parole mahlérienne de par le monde, fait une entrée discrète, réservant à l’aigu une lumière douce, veloutée, qu’amène un phrasé jamais forcé. Sur cette première intervention, la couleur paraît encore un peu éteinte, cependant, avec un bas-médium et un grave relativement sourds qui se réveilleront en fin de mouvement, jusqu’à sceller la prestation dans une présence qui émeut.
De la jeunesse (Von der Jugend) !... Qui le dira mieux que la brillante projection, le souffle incroyable et la franche cordialité qui lance sans compter des aigus scintillants, toutes ces qualités qui caractérisent la prestation de Nikolaï Schukoff ? Le timbre illumine les vers enthousiastes de LǐTáibái, trouvant écho dans la chinoiserie des cuivres, ce soir plus à leur aise que dans Bruckner [lire notre chronique du 6 novembre 2010] comme dans l’approche vigoureuse de Delamboye qui, pourtant, dirige ce vaste opus pour la première fois. Habitude est prise de chanter cette « symphonie de Lieder » avec une certaine distance, sans trop bouger jamais – comme s’il fallait rappeler au mélomane (qui sait bien ce qu’il fait) qu’il n’est pas venu à l’opéra – ; aussi, ceux qui attendaient la déclamation sagement administrée de maints guillemots, mergules et autres macareux sont-ils d’abord surpris par la mobilité du ténor. Surpris, certes, et bientôt conquis, car Schukoff pourrait bien se gratter l’oreille droite du pied gauche si lui en prenait l’envie tant la voix, toujours, exprime justement, précisément et magnifiquement le propos !
Désormais complètement chauffée, Dagmar Pecková révèle toute sa sensibilité dans Von der Schönheit où le chef distille des moires savantes d’une main aimable qui invite plutôt qu’elle n’ordonne (n’est-ce pas véritable autorité, au fond ?). Élégamment articulé, l’épisode ne s’embarrasse d’aucun rubato excessif. Quel contraste avec la quasi clownerie avinée à laquelle répondent vertement les souriantes incongruités instrumentales dont Mahler a truffé la partie suivante, Der Trunkene im Frühling ! Facétieux, mais sans jamais déroger à l’excellente conduite du chant, Nikolaï Schukoff profite en gourmand du génie du compositeur, trouvant rebonds jusqu’en ces solos tendres de la flûte et, surtout, du violon (Dorota Anderszewska), tellement gracieux.
C’est dans le long et sombre Abschied que Dagmar Pecková donne toute sa mesure, un Abschied pas si sombre, d’ailleurs, quoique grave. Enrico Delamboye accorde un relief particulièrement musclé à l’obsédant glas de départ, cisèle chaque trait solistique, affine les timbres et leur mariage, tandis que le mezzo libère pleinement son legato dans une couleur intime. Rien de compassé, d’uniformément recueilli, dans l’interprétation : dans cet Adieu se trouve encore tant à vivre – Ewig, précisément.
BB