Chroniques

par bertrand bolognesi

Chœur du Monastère de la Trinité de Saint-Pétersbourg

Musique en l’Île / Église Saint Louis en l’Île, Paris
- 2 août 2003
Saint-Pétersbourg, juillet 2001, photographie de Bertrand Bolognesi ©
© bertrand bolognesi

L’année 2003 fête le Tricentenaire de la création par Pierre le Grand de l’impossible ville impériale, Saint-Pétersbourg. À cette occasion, le Chœur du Monastère de la Trinité, la Cathédrale de la Laure Alexandre Nievski située à l’extrême de la Perspective qui traverse toute la rive est de la ville, a entreprit une tournée d’un mois en France, se produisant à Paris comme en Normandie, en Bretagne ou en Provence. C’est la première fois que nous accueillons cette formation, grâce à La Toison d’Art. Une chance pour nous d’entendre douze voix masculines dirigées par le jeune Boris Satsenko dans un répertoire dont elles font avantageusement l’ambassade.

Le monastère fut érigé sur ordre de Pierre Ier à partir de 1712 sur l’emplacement présumé de la victoire russe contre la Suède (1310). L’Empereur y déposera lui-même les reliques d’Alexandre Nievski en 1724. Le lieu prend en 1797 le titre de Laure que l’Église orthodoxe russe réserve aux plus importants monastères masculins. Starov édifie la Cathédrale de la Sainte Trinité à partir de 1776, réalisant un des plus prestigieux lieu de culte en Russie. La Laure fut également nécropole impériale pendant deux cents ans, avant de connaître la disgrâce orchestrée sous l’ère communiste qui lui retira les reliques en 1935. Depuis 1989, elles sont revenues à la Trinité et, depuis trois ans, l’ensemble de la Laure est à nouveau propriété de l’Église. Son chœur d’hommes fut fondé par le Père Dimitri Dachevski il y a sept ans. Outre d’assurer les offices, il se produit au concert à Pétersbourg et en Carélie.

La soirée s’articule en deux parties. Elle s’ouvre par une procession, les voix placées à l’arrière du public d’où elles se rendent vers le chœur de l’Église Saint Louis en l’Île. Après le Psaume 103 dans la version de Piotr Dinev, plutôt sans surprise, c’est une Grande Litanie du Monastère de Valaam que l’on apprécie grâce aux soli très posés de la basse Mikhaïl Smigelski et étonnamment sonores du ténor Yulian Danshin.

Valaam est un archipel volcanique situé au nord du lac Lagoda, au nord-est de Saint-Pétersbourg. Plusieurs monastères, églises et chapelles y furent érigés, et principalement l’Ermitage de la Transfiguration, très important dans la vie religieuse médiévale. Forteresse construite en 1329 face aux suédois – dans un lieu jadis voué aux cultes païens, comme en témoignent encore au sud la Montagne du Serpent et le Karni, monticule où l’on immolait des victimes selon des rites brutaux – Valaam, surnommé parfois l’Athos du Nord, fut détruit par cet ennemi de toujours en 1611, puis reconstruit sur ordre de Pierre le Grand, avant d’atteindre des sommets d’ascétisme lors du supériorat du starets Nazaire (1735-1809), guide spirituel plein d’expérience dont les enseignements furent transmis par le starets Hilarion. Devenu possession finlandaise en 1911, l’archipel revint à la Russie en 1940, lorsqu’elle réintégra la Carélie à son territoire, ce qui valut au monastère d’être fermé par le régime soviétique. Il fait aujourd’hui l’objet de méticuleuses restaurations et reprend vie peu à peu. Son activité généra de nombreux chants sacrés orthodoxes.

Le Psaume 1 chanté sur une vieille mélodie grecque s’avère ici savamment nuancé, ainsi que le Prokimenon Quel Dieu est plus grand dont l’opposition entre les voix solistes fortissimo et les versets pianissimo du chœur est particulièrement réussie. Suit un Stichère à la Sainte Trinité venu du Monastère des Iles Solovki, colonisées aux XIe et XIIe siècles par les Novgorodiens. Situé très au nord, et de ce fait affreusement froid, peu hospitalier et particulièrement rude, cet archipel attira les ermites en quêtes de solitude. Son austérité parut idéale au travail et à la prière. Le moine Savatii quitte le monastère de Valaam en 1429 pour gagner ces îles du nord, si bien qu’il est aujourd’hui encore vénéré comme le fondateur du monastère. Pourtant, le véritable fondateur est le moine Zozime qui abandonna ses biens aux pauvres pour construire la première communauté sur l’île principale des Solovski. Après 1560, le monastère jouera un rôle politique important, servant la cause du pouvoir moscovite. Au siècle suivant, le patriarche Nikon y interpréta et corrigea les textes liturgiques, provoquant un schisme qui valut aux moines de connaître une sanglante répression en 1676. Par la suite, le Tsar transforme le monastère en une terrible prison et, pendant la période soviétique, l’archipel entier devient un vaste goulag. La monodie donnée ce soir se révèle retenue et recueillie ; elle témoignant d’un grand raffinement.

Rends-nous dignes, Seigneur, d’être préservés du péchéest une prière vespérale sur une mélodie du Monastère des Grottes de Kiev, le plus ancien de l’orthodoxie russe. Aux premiers temps chrétiens slaves, lorsque Vladimir, petit-fils d’Olga, Princesse de Kiev baptisée à Constantinople en 957, eut converti et évangélisé les ukrainiens, vers l’an 1000, les premiers moines vivaient en des grottes sur les rives du Dniepr. Le monastère s’érigea ensuite dans le cœur de Kiev, rayonnant sur toute l’Europe orientale. Une abbatiale y sera construite par des architectes de Byzance vers 1077. On le sait : l’Ukraine est le berceau de la culture slave. L’énigmatique jubilation de cette mélodie rend parfaitement compte de l’importance de la Laure des Grottes dans l’histoire de l’orthodoxie russe. Nous entendions ensuite des pièces plus récentes, comme l’Ave Maria de Sergeï Troubatchov (1919-1995), la riche polyphonie agrémentée d’effets de volée de cloches de la Petite Doxologie de Jakov Chmelov (1877-1944), ou encore l’impressionnante composition du Père Strumski, conforme à la liturgie bulgare, qui installe un climat privilégié à la fin de la première partie de ce concert.

Après un bref entracte, un programme nettement plus esthète est ouvert par une mélodie de Grigori Lvovski et l’un des somptueux Concerts spirituels composés par Dmitri Bortnianski. En France, on ne connaît guère de ce musicien que ses opéras. Ukrainien, il ira étudier pendant dix ans à Venise auprès de Galuppi à partir de 1769. Sa production lyrique date de cette époque. Revenu en Russie, il deviendra, une vingtaine d’années plus tard, directeur de la Chapelle Impériale. Après sa mort, c’est Tchaïkovski qui veillera à l’édition de ses nombreuses pièces de musique sacrée (réunies en dix volumes), dont toutes font preuve d’un grand don pour le contrepoint. Avec un brio inégalé,Bortnianski adapta le motet italien à la tradition orthodoxe. L’interprétation de ce Concert n°15 rend parfaitement hommage à l’écriture recherchée et parfois presque théâtrale d’un homme qui lui-même avait été chanteur à la Cour dès son enfance. On est cependant été surpris d’y rencontrer une teneur nettement plus artistique que spirituelle.

Au contraire, l’antienne Fils unique et Verbe de Dieu possède une force qui, pour contenue qu’elle soit, n’en demeure pas moins impressionnante ; cette pièce est due à Nikolaï Diletski, ukrainien lui aussi, né en 1630, qui fut le premier grand théoricien de la musique russe, auteur d’une Grammaire musicale. On lui doit des polyphonies extrêmement travaillées pour six, huit, douze voix, voire plus. On goûte également L’Ange clama à la Pleine Grâce, l’unique chœur d’église composé par Modeste Moussorgski vers 1870. La formation pétersbourgeoise souligne à juste titre le caractère archaïsant de cette œuvre, caractère que l’on retrouve dans les grands chœurs de ses opéras, citant souvent les procédés de chants orthodoxes fort anciens.

En revanche, de sérieux problèmes de hauteur de sons viennent gâcher l’interprétation de l’Hymne À ta Cène Mystique de l’estonien Alexis Lvov (Tallinn, 1798 – Kaunas, 1870), bien connu en son temps pour sa virtuosité au violon, et, durant l’Empire, pour sa cantate Dieu sauve le Tsar pour ténor, chœur et orchestre (1833) qui fut l’hymne national russe jusqu’à la Révolution de 1917. Lui aussi dirigea la Chapelle Impériale de Saint-Pétersbourg, à un moment où elle comptait parmi ses jeunes recrues le futur compositeur Alexandre Arkhanguelski, né à Penza en 1846, dont nous entendons le Psaume 40. Rappelons que ce musicien est le premier à avoir fait entendre en Europe occidentale la musique sacrée russe. Il fonda en 1880 un chœur mixte qu’il emmena en tournées à travers toute la Russie, donnant plus de cent concerts par an consacrés à la musique religieuse orthodoxe autant qu’à la tradition chorale populaire slave. À deux reprises (1907 et 1912), il dirigea cette formation en France, à une époque où Diaghilev commençait de bouleverser les oreilles parisiennes. Il fut aussi précurseur de ce que l’on appelle aujourd’hui les « concerts-ateliers », puisqu’au début du XXe siècle, il présenta des œuvres au public en excellent pédagogue avant de les jouer. De même fut-il le premier à introduire les voix féminines dans la musique d’église russe, à la place des voix de jeunes garçons, comme c’était la coutume. On le connaît encore peu, d’autant que son œuvre, plus développée qu’on le croit, fut interdite en URSS pendant une soixantaine d’années.

C’est avec le généreux et vivifiant Te Deum de Bortnianski que s’achève la soirée qui offrait un certain panorama de la musique sacrée russe. Les équilibres de ce chœur se montrent irréprochables. À ceux qui souhaiteraient approfondir l’approche de cet univers, nous nous permettrons de conseiller deux ouvrages parus aux éditions Desclée de Bouwer : Introduction à la spiritualité orthodoxe et Les voies de la théologie russe.

BB