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Chroniques
Chœur de l’Armée française, Aurore Tillac
Orchestre symphonique de la Garde républicaine, Sébastien Billard
En résistance ! Tel est le titre de ce septième concert de l’édition 2024/2025 de la Saison musicale des Invalides, ouverte le mois dernier, et qui se tient aujourd’hui en la Cathédrale Saint-Louis des Invalides où sont réunis les artistes du Chœur de l’Armée française et les musiciens de l’Orchestre symphonique de la Garde républicaine, dans un programme qui, entrant dans la célébration de la fin de la Seconde Guerre mondiale, interroge à sa manière la dynamique plurielle de la reconstruction.
Aurore Tillac est au pupitre du Chœur de l’Armée française pour une première partie vocale, ouverte par trois pages de l’organiste Jehan Alain, fauché à Saumur au tout début de la guerre, à l’âge de vingt-neuf ans. « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle… » : ainsi commence cette soirée, par le ténor Martin Jeudy accompagné au piano par Jean-Christian Le Coz, pièce sévère conçue en 1938 sur un poème de Charles Péguy (1913), auquel, après une brève figure de transition au piano, le chœur emboîte le pas, dans un saisissant élan. A capella, la Chanson à bouche fermée de 1933 impose recueillement et tendresse, dans une réalisation infiniment soignée. Quant au bref O salutaris hostia de 1937, nous en goûtons également un abord concluant. Au ténor Alexandre Nervet-Palma d’alors gagner le devant du plateau pour deux opus de Francis Poulenc, d’abord Priez pour paix composé en 1938 sur un poème de Charles d’Orléans, puis Les ponts de Cé, célèbre poème de Louis Aragon (1940), publié dans Les yeux d’Elsa (1942). On apprécie particulièrement la fiabilité de l’intonation dans l’harmonie souvent redoutable de Poulenc, instable et lumineuse avec ses intervalles parfois montagneux, ainsi que les passages en voix mixte, d’une douceur inouïe.
Nous ne quittons pas une certaine couleur politique avec le célèbre poème de Paul Éluard, Avis (1943), mis en musique pour chœur et piano trois ans plus tard par Elsa Barraine, compositrice dont on put redécouvrir Voïna (la guerre, en russe), soit sa Symphonie n°2 (1938) lors du concert de rentrée de l’Orchestre national de France, en septembre dernier. Un âpre crescendo se déploie dans Avis, qui fait froid dans le dos. En 1963, Jean Ferrat honorait la mémoire des victimes des camps de la mort avec une chanson, Nuit et brouillard, donnée ici en version chorale avec piano. S’ensuivent La complainte du partisan (1943) d’Emmanuel d'Astier de La Vigerie, composée pour voix chantées et sifflées par Anna Marly, puis Chant des partisans (1941), hymne de la résistance que la chanteuse d’origine russe a composé sur des vers cosignés Joseph Kessel et Maurice Druon. L’Orchestre symphonique de la Garde républicaine s’installe rapidement, le baryton Guillaume Palissy fait son entrée, et nous entendons La geôle d’Henri Dutilleux (1944) d’après l’un des poèmes des Trente-trois sonnets composés au secret que faisaient paraître les Éditions de Minuit au printemps 1944, un recueil présenté par François La Colère, alias Aragon, écrit par Jean Noir, alias Jean Cassou. La densité des violoncelles invite un baryton sollicité dans le registre haut, bientôt gagné par une opulence dramatique, et presque sensuelle, de l’orchestration.
Le programme se poursuit d’un autre point de vue de l’esprit de résistance. Si les compositrices, les compositeurs et les poètes qui précèdent vécurent l’occupation allemande de leur pays où ils luttèrent contre elle, certains artistes n’eurent d’autre choix que l’exil. Ainsi du Hessois Paul Hindemith qui fuirait en Suisse en 1938, puis aux États-Unis. Ainsi du Viennois d’origine morave Erich Wolfgang Korngold qui contribua par la musique aux production d’Hollywood à partir de 1934 et décidait dès 1936 de quitter définitivement la capitale autrichienne pour le temple étasunien du cinéma où ses parents le rejoindraient juste avant l’Anschluß (1938).
Du premier, Sébastien Billard et l’Orchestre symphonique de la Garde républicaine donnent ce soir les vastes Sinfonische Metamorphosen nach Themen von Carl Maria von Weber, composées en 1943 en Amérique du Nord où elles furent créées l’année suivante, le 20 janvier 1944 à New York. Si l’on peut, quoique rarement, entendre l’un des quatre mouvements au concert, c’est, en ce qui nous concerne, la première fois que nous entendons enfin les quatre d’affilé. Après un Allegro qui met superbement en vedette la petite harmonie, avec, en outre, un fort beau trait de hautbois, le Scherzo quasi chinois repose sur la vaillance des cuivres et la soie des cordes, dans une impédance rythmique impressionnante où s’infiltre quelque jazz, la séquence étant bientôt couronnée d’un fugato obstiné que borde une extinction campanaire. Clarinette et basson caressent ensuite un Andantino délicat. Succédant à une brève fanfare, la Marsch appuie farouchement son caractère dans une sorte de dérision panoramique de l’Histoire, ici parfaitement rendue.
Du second, c’est le Concerto en ré majeur Op.35 qui nous est offert. Composée sous l’impulsion du violoniste polonais Bronisław Huberman et en puisant abondamment dans plusieurs musiques de film de Korngold – Anthony Adverse de Mervyn LeRoy (1936), The Prince and the Pauper de William Keighley (1937), Another Dawn de William Dieterle (1937) et Juarez de Dieterle (1939) – durant la dernière année du conflit mondial, l’œuvre vit finalement le jour dans le Missouri le 15 février 1947 ; Jascha Heifetz, à la demande duquel l’auteur révisa sa partition afin de la semer de quelques embûches supplémentaires, tenait la partie soliste, tandis que le St. Louis Symphony Orchestra était mené par le chef français d’origine russe Vladimir Golschmann. D’emblée, Nicolas Dautricourt enchante, avec une sonorité subtilement chantournée qui donne le frisson au lyrisme exacerbé du Moderato nobile initial. La générosité du phrasé comme la précision confondante livrent une interprétation qui laisse pantois. En saine complicité, les musiciens cisèlent, sous la battue de Sébastien Billard, un échange qui semble plus chambriste que concertant, dominé par le plaisir de jouer ensemble. Ce soir, tout le monde chante, pas uniquement le violon solo dont la cadenza monstrueusement musclée bénéficie d’une maîtrise remarquable et d’une contagieuse inspiration. Passé un final proprement glorieux, les demi-teintes précieuses, typique de la facture de Korngold, nimbent le chant du soliste dans une Romance d’une exubérance postromantique revendiquée. Le raffinement exquis avec lequel Dautricourt y trace son chemin n’est que délices. L’exploit n’est point que virtuosité : à fleur de peau, expressivité et sensibilité sont bien au rendez-vous. L’inflexion de l’Allegro vivace assai regarde moins du côté de Richard Strauss que d’Ernő Dohnányi, avec son climat quelque peu folkloriste, l’artiste assumant loyalement le côté Spitzl in Schlagsahne de l’ultime mouvement.
Pourquoi s’arrêter ? Avec ses amis le percussionniste Jean-François Durez et le contrebassiste Philippe Blard, tous deux solistes de l’orchestre, Nicolas Dautricourt [lire nos chroniques du 7 décembre 2015, du 7 septembre 2018, du 29 janvier 2019 et du 22 octobre 2022, ainsi que du CD Szymanowski] remercie le bel accueil du public avec Oblivion d’Astor Piazzolla (1982) – ainsi demeurons-nous un peu au cinéma, puisque cet oubli-là sonnait dès 1984 dans l’Enrico IV de Bellocchio, film imaginé à partir du drame éponyme de Pirandello (1922). Quelle soirée !
BB