Chroniques

par françois cavaillès

Arthur Honegger | Jeanne d’Arc au bûcher
Nicolas Courjal, Marion Cotillard, Julien Dran, Isabelle Druet, Ilse Eerens, etc.

Wiener Singverein, hr-Sinfonieorchester Frankfurt, Alain Altinoglu
Philharmonie, Paris
- 13 décembre 2024
Marion Cotillard est la Jeanne de Claudel et d'Honegger à la Philharmonie
© eliott bliss

Des ténèbres à la flamme, Jeanne d’Arc au bûcher vibre comme le cri d’avant-guerre lancé par Arthur Honegger, doublé d’un rappel à l’unification nationale selon le librettiste Paul Claudel (1868-1955). Cette renaissance de l’oratorio semble prendre en son essor moderne, bien après sa création en concert à Bâle en 1938, la forme d’un courageux élan d’affirmation de son héroïne en opposition aux normes sociales, tant la voix (sonorisée) et la personnalité de la récitante domine toutes les autres sur scène. En ce sens s’inscrit le grand retour de cette œuvre à la Philharmonie de Paris, avec Marion Cotillard en vedette (photo).

Dans le profond Prologue pourtant, image orchestrale fantastique d’une France déchirée en deux, sanglante mise en bouche des gorges chaleureuses du chœur, c’est le soprano belge Ilse Eerens qui, d’un chant mordant, donne le signal de survie : « Du fond de l’engloutissement j’ai élevé mon âme vers Toi, Seigneur ! ». Dans ce climat, la poésie biblique peut frapper comme l’éclair, portée par les impressionnantes forces conjointes du Wiener Singverein et du hr-Sinfonieorchester Frankfurt. Au prénom de Jeanne, les voix du grand ensemble viennois crépitent en une rapide fusion, avant que grondent les percussions, et avant de scander, avec la timbale, la prière conduite du feu initial jusqu’à la première formule latine (De profundis clamavi ad te, Domine). Au pupitre, Alain Altinoglu trouve le juste débit pour verser le magma musical à un public médusé, qui entre dans Les voix du ciel au son doux d’un énorme gong, suivi d’un distinct hurlement de loup (enregistré) et du passage glaçant aux ondes Martenot. L’heure sauvage a sonné, mais aussitôt adoucie par la flûte cristalline et une vocalise du chœur. Le charme est exceptionnel, instantané et les personnages principaux, Jeanne et Frère Dominique, tenu avec beaucoup de tact par Éric Génovèse [lire nos chroniques de Le roi David, Le privilège des chemins, Così fan tutte, Die Schule der Frauen, Anna Bolena et Les Troyens à Carthage], n’en semblent que plus figés.

De temps en temps le ciel s’incline, ainsi par cette belle union générale soignée par le chef pour accompagner la bénédiction du Frère, de telle sorte que les questions brûlantes de Jeanne trouvent pour réponse d’angoissantes psalmodies. Les voix de la Terre jaillissent, à commencer par la basse Nicolas Courjal ; puis ce sont le chœur, en éruption, et l’ample ténor de Julien Dran. Crachats et calomnies fomentent le chaos lyrique menant, par une jolie marche tintinnabulante, à Jeanne livrée aux bêtes. Le chœur chante à merveille les louanges à l’assemblée bestiale sur une musique aussi gracieuse qu’animée, le tableau se mouvant de manière psychédélique, comme dans un miroir déformant. Sous l’excellente direction d’Altinoglu, l’auditeur part on ne sait où, suivant la fanfare et les superbes délires swinguant autour de l’âne, avec les ondes Martenot et la vigueur de Julien Dran pour mener ce petit carnaval jazzy-Klezmer.

Au terme de cette bien vivante folle saison tombe la sanction, emportant les cordes en une vague puissante, comme peut s’abattre l’orage – loup hurlant, invectives diaboliques, condamnation à tous les péchés de la Terre... La direction musicale paraît le plus remarquable, beaucoup plus que la monotone récitante accablée qui assure : « C’est moi, Jeanne, qui suis tout cela ». Plus loin dans l’imagination dénonciatrice et audacieuse de Claudel, Les Rois, ou l’invention du jeu de cartes passe vite et marque moins. Le thème de la Luxure en est la composition la plus étoffée et la marche vindicative des valets le moment le plus menaçant. D’un coup de cymbale, la première partie est ouverte. Hautbois et flûte saupoudrent la deuxième, tandis que la participation ludique et habile des narrateurs Benjamin Gazzeri et Jean-Baptiste Le Vaillant clôture la troisième, l’orchestre retombant aussitôt dans le drame le plus noir.

Avec Catherine et Marguerite, tenues d’un beau timbre par les mezzos Isabelle Druet et Svetlana Lifar, la victoire de cet oratorio sur le cinéma est patente. C’est l’émouvant début de l’avancée vers la mort. Désormais à cor(ps) et à cris, avec l’orchestre de plus en plus enflammé en une terrible marche, Marion Cotillard montre la jeune femme à la recherche de son jour de gloire, lorsqu’elle vint à l’aide du Roi qui va-t-à Rheims. Le chœur d’enfants intègre la splendide masse vocale dans une sorte d’hymne à la Bourgogne. Puis un délicat solo de flûte introduit la noble invitation du clerc, bien déroulée par Julien Dran, à reprendre une antienne de Noël, rendue transcendante par tous les chanteurs. Extraordinaire, la marche royale qui s’ensuit, grâce à la finesse de l’orchestration. L’opposition brutale entre le rôle-titre et ses accusateurs est bouleversante, aux confins du fanatisme.

« Spera ! Spira ! », chante l’excellente Isabelle Druet dans ce bref salut au lever du jour, pour que L’épée de Jeanne s’ouvre sur un immense tableau contemplatif presque étouffant. Les Jeanne ! choraux, presque surhumains, gagnent une distance qui manque aux traits de détresse solitaire lancés par Marion Cotillard pour traduire l’esprit à la renverse. Du plus jeune âge et d’une mélodie choyée par le chœur enfantin, lui revient la Chanson de Trimazô. Profitant de son talent, le récit tourne au conte quand la musique déploie un romantisme symphonique. Voici enfin le retour du soprano Ilse Eerens (la Vierge), vibrant et tout en finesse pour la dernière épreuve, quand d’un claquement la cabale est lancée [lire nos chroniques de Moses und Aron, Œdipe, Der Kreidekreis, Der Prozess et Die Zauberflöte]. Le chœur redouble d’efficacité dans la complexité de cette scène intense. L’influence cruelle des uns, l’affolement de l’autre : tout converge dans le robuste tableau final. Il s’agit de transfiguration et de métaphysique, achevées par l’énoncé délicat qui conclut que « Personne n’a un plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’il aime ».

FC