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Anne Sofie von Otter, a baroque dream
Cappella Mediterranea dirigée par Leonardo García Alarcón
Il est, à l'issue de concerts de très haute tenue, des bis qui sont professions de foi. Entendre Anne Sofie von Otter proposer, de son français impeccable, de « revenir à ses racines » en s'intégrant au Chœur de la Cappella Mediterranea pour le serpentin Wretched Lovers d'Acis and Galatea est, à cet égard, exemplaire. Si les années d'apprentissage du mezzo suédois se firent en effet à la double enseigne du chant choral et baroque, c'est en réalité tout au long de sa splendide carrière que l'artiste a mis en valeur des projets d'équipe, sur scène comme au disque. Qui ne se souvient du Rendez-vous with Korngold, du Gala Offenbach ou de La Bonne Chanson ?
Faire équipe, donc, et défendre avec celle-ci un projet, ce n'est pas seulement s'insérer dans un groupe ou faire se succéder des solistes invités, si admirable que cela soit. C'est aussi donner du sens, en échafaudant un programme qui ouvre des perspectives, en recherchant assonances et accointances originales. C’est créer un jeu de miroir entre des époques, des écoles et des styles qui se complètent et se répondent, enfin tisser une complicité forte avec l'ensemble associé, autant une intelligence textuelle qu'une harmonie de couleurs. Une ambition qui s'est nouée voici peu avec Leonardo García Alarcón, au détour de préparatifs d'Ombre de mon amant.
Ce Baroque Dream inauguré à Ambronay reprend d'ailleurs la partie Charpentier (Médée) du récital français offert il y a peu avec Les Arts Florissants. À quoi se joignent Monteverdi et Strozzi, Purcell et, en conclusion, Händel. Les affinités de von Otter avec le premier sont anciennes et notoires, particulièrement illustrées par L'incoronazione di Poppea dont elle fut une Ottavia remarquée et, surtout, un Nerone mémorable à Aix-en-Provence. Non encore proposée au théâtre, la Penelope du Ritorno d'Ulisse in Patria (Di misera regina) en impose d'emblée par un talent de diseuse absolument intact : chaque mot-clé y est mis en valeur de manière suggestive, dans un respect absolu d'une ligne musicale parfois ténue ; dommage que nous subissions ici d'excessives mimiques et contorsions.
Plus libre, plus détendue – et même habitée d'un soupçon d'ironie – apparaît la locutrice du Che si può fare de Barbara Strozzi, dédramatisé mais obsédant, dans un balancement hypnotique à quoi les choristes ajoutent d'impeccables saillies, ingrédients qui font encore le charme du monteverdien Si dolce è il tormento, précédé d'une introduction de viole de gambe à faire chavirer les sens... Une structure composite (et presque continue) que ce volet italien, lequel nous vaut au surplus une absolue démonstration de la Cappella Mediterranea dans le si complexe madrigal Hor che'l ciel e la terra, livré avec autant de netteté d'articulation que de beauté sonore, et d'une intensité théâtrale sidérante.
La séquence Purcell, constituée pour l'essentiel d'une belle entrée chorale et du monologue onirique From the silent shades de The Fairy Queen – avec García Alarcón lui-même au clavecin –, en paraît par contraste d'autant plus rêveuse et poétique. La musique même des mots, nourrie de l'anglais subtil à souhait de von Otter, y fait aisément pièce à un aigu désormais moins sûr, et en partie détimbré.
C'est cependant la Médée de Charpentier qui, rapprochée des sessions Christie de 2009, recèle aujourd'hui le plus de périls : notamment au cours de la séquence (il est vrai abrupte) C'en est fait ! On m'y force où l'élocution légendaire se lézarde dans un tumulte assez confus. En revanche, le talent de la tragédienne compense aisément, tant les invocations Quel prix de mon amour et Noires filles du Styx, magnifiquement phrasées et d'une incantation très efficace, semblent personnifier la magicienne de Colchide. Passage à l'acte mis à part, voici une parenté insolite avec la Pénélope liminaire ! Les choristes sont toujours à leur avantage, dans des interventions très idiomatiques (L'enfer obéit à ta voix) que nous aurions volontiers goûtées plus démoniaques.
Ils demeurent à ce haut niveau – et toute la Cappella avec eux – dans un chapitre Händel principalement dévolu aux oratorios anglais. Ces derniers sont entre autres réputés pour leur « masse chorale » : de fait, ils ont parfois donné lieu à des mégalomanies surprenantes. Autant dire qu'avec huit protagonistes en tout, il y a pour Judas Maccabaeus et Athalia du dégraissage dans l'air. Le résultat convainc au delà des espérances par la clarté des différentes voix, ressortant avec une netteté de contour toute baroque (Leonardo García Alarcón est également à Namur chef de Chœur, ne l'oublions pas). Plus encore, fascine le traitement en madrigal, superbe d'éloquence, convoquant à nouveau le Monteverdi initial dans un captivant écho.
Reste à la Suédoise le bercement un peu inhibé de Where'er you walk (Semele) et – retour à l'italianité – l'aria di paragone d'Agrippina, Ogni vento, livrée avec ce qu'il faut de rythmique chaloupée et de déhanchements mutins pour achever de conquérir la salle, par les voies de l'humour, du demi-caractère et de quatre bis. Un Baroque Dream intensément applaudi, fédérant trois Nations au cours d'un siècle et demi de passions et d'ambiguïtés. S'il rappelle aisément, par son répertoire la réussite de Lamenti ou Music for a while, nous disposons de prémices autrement plus patinées. Par exemple, un vénérable disque du Drottningholm Ensemble à la prophétique gémellité de programme (Carissimi, Purcell, Scheidt, Monteverdi, Rameau) : au sein de l'Ängby Chamber Choir chantait déjà une Anne Sofie von Otter âgée de... vingt-et-un ans. Prédestination à une martingale baroque.
JD