Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
paris – 11 juin 2011

Nikolaï Schukoff
portrait d’un ténor autour de Parsifal

le ténor autrichien Nikolaï Schukoff chante Parsifal à l'Opéra national de Lyon
© dr

Alors qu’il sera Parsifal à l’Opéra national de Lyon dans quelques jours (du 9 au 25 mars 2012), Nikolaï Schukoff nous fait entrer un peu plus avant dans ce rôle qu’il a déjà beaucoup chanté, dans l’écriture wagnérienne, dans une certaine façon d’aborder le chant, la musique, enfin : une approche profonde qui n’est pas posture mais bien plutôt extrême conscience de ce qu’une voix peut véhiculer et de la fonction de l’art. À travers ses incarnations d’Artemidoro [lire notre chronique de La grotta di Trofonio, le 11 mars 2005], de Don José [lire notre chronique de Carmen, le 17 juin 2005], de Sergeï [lire notre chronique de Lady Macbeth de Mzensk, le 16 mars 2007], de Pollione (Norma) ou de Jim [lire notre chronique d’Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, le 23 novembre 2010], mais encore ses interventions solistes dans les œuvres de Gustav Mahler [lire nos chroniques du 14 octobre 2009, du 29 octobre 2009, du 25 mars 2011 et du 10 juin 2011], souvent nos colonnes se sont faites l’écho de son chant. Nous retrouvons avec plaisir le ténor autrichien.

Parsifal, vous l’avez beaucoup chanté ; c’est un rôle qui vous est familier…

La première fois que je l’ai fait, c’était à Munich ; en 2006, déjà. On m’avait appelé pour remplacer Plácido Domingo qui, me semble-t-il, était en désaccord avec la mise en scène de Peter Konwitschny. C’était une grande chance pour moi ! Je ne dois surtout pas me plaindre du destin. Tout a commencé lorsque j’étais étudiant au Mozarteum de Salzbourg. Je me croyais ténor, mais ma prof’ a décidé que je serais baryton. Je me suis d’abord obstiné, mais comme tout le monde était contre moi, j’ai passé mon premier diplôme avec ce registre qui n’était naturellement pas le mien. J’ai ensuite demandé de suspendre momentanément mes études, ce qui m’a permis de passer des auditions professionnelles en tant que ténor. Je n’étais pas encore prêt, mais l’envie était si grande de sortir de ce baryton qui n’était pas moi ! On m’a engagé pour Traviata, et la presse fut plutôt élogieuse pour moi. J’ai passé ensuite mon diplôme sans problème, avec la médaille Lili Lehmann. L’ex-épouse de mon prof’ de chant a vu la vidéo de cette Traviata. Parce que ça lui a plu, elle l’a montrée à Didier de Cottignies qu’elle connaissait bien, qui lui-même m’a fait passer une audition devant Jean-Pierre Brossmann. Du coup, j’ai eu un rôle dans le Faust de Busoni à Lyon, et bientôt d’autres choses au Châtelet. Quelques temps après, j’ai repassé une audition devant Brossmann, car la voix change, il est important de montrer régulièrement où elle en est, vous savez. Alors que je présentais des airs italiens, il a voulu entendre quelque chose d’allemand. J’avais la partition de Tamino (Die Zauberflöte) que je n’avais pas préparée pour ce jour-là, mais il n’en a pas voulu ; ce n’était pas vraiment allemand, pour lui (rires) ! Alors il a dit « ce n’est pas grave, on va vous donner un passage de Siegfried ». J’ai donc chanté ce passage, et il en a conclu qu’il fallait me faire entendre à Christoph Eschenbach pour son projet de Ring. J’ai chanté devant Eschenbach qui m’a proposé d’être la doublure du rôle dans Götterdämmerung et de le chanter pour deux représentations au Châtelet. C’était incroyable ! Ensuite, le Châtelet m’a demandé de chanter toute la série de Götterdämmerung et de doubler tout le rôle (aussi Siegfried, donc). Et là, j’ai eu très peur, car je ne me sentais absolument pas prêt, tout cela allait si vite ! Finalement, les représentations se sont assez bien passées, je crois, et un soir Christof Loy était dans la salle. Il a demandé à la Bayerische Staatsoper de m’engager pour Les Bassarides qu’il y préparait alors. C’est pour ça que j’étais à Munich lorsque Domingo a quitté la production de Parsifal. Voilà comment ce grand rôle m’est tombé dessus : presque par hasard !

Et après Munich survinrent d’autres incarnations de Parsifal, ici et là * jusqu’à celle où l’on vous découvrira bientôt à Lyon. Comment aborder un tel personnage ? D’abord la musique, j’imagine ?

Votre question me fait remarquer qu’en général, on demande à un chanteur de lire le texte du rôle pour qu’il voit si le personnage lui plaît, s’il pense pouvoir en faire quelque chose. Et pourtant… Enfant, j’ai grandi à la campagne où il n’y avait pas d’autres gosses de mon âge ; j’étais donc seul, la plupart du temps, sans personne avec qui jouer. Je jouais donc pour moi-même et je chantais tout le temps. Mais il n’y avait aucun mot, pas de paroles, dans ce que je chantais alors, mais uniquement des mélodes que j’inventais. Maintenant, j’aborde toujours un rôle par la partition. C’est la musique qui m’ouvre la porte. Si l’on comprend la langue musicale du compositeur, on saisit plus facilement sa façon d’interpréter le texte. Ce que sa musique souligne devient évident… au risque de parfois contredire ce que certains metteurs en scène croient voir dans le texte ! Et chez Wagner, précisément, la musique indique clairement la psychologie : l’interprétation vient alors de la compréhension et de la fidélité à la partition.

En d’autres termes, l’interprétation serait déjà composée…

Exactement. Chez Wagner, l’indication musicale est, en soi, une inflexion psychologique. Il faut absolument faire confiance au compositeur. La notation rythmique, si on la respecte, induit telle prononciation du mot, telle accentuation dans la phrase dont le sens s’éclaire. Il faut travailler un rôle wagnérien comme un sculpteur qui jamais ne dérespecte la veine qu’il façonne, au fond.

C’est ce que les comédiens rencontrent avec Racine, par exemple : sans didascalies, le rythme du vers, le recours à telle rime, la friction des phonèmes, indiquent les états d’âme et de pensée.

Oui, tout à fait, Wagner fait ça : par exemple, il arrive qu’il ait écrit un silence au milieu d’un mot. De prime abord, on trouve ça étrange. Qu’est-ce que c’est ? On a ce genre de soupir dans Parsifal, « comment expier mes péchés ? », et c’est tout simplement un sanglot, voilà. Le metteur en scène le plus en vogue aurait du mal à m’empêcher de respecter un signe si précis de la volonté de Wagner.

le ténor autrichien Nikolaï Schukoff, interview de Bertrand Bolognesi
© dr

Observez comment il a conçu le rôle de Loge, par exemple : le rythme bouge tout le temps, entre croches, doubles-croches, triolets, etc. ; or, Loge est un personnage insaisissable qui change tout le temps, lui aussi. Le caractère est donc donné par le rythme. Bien sûr, l’emploi de tel mot, de telles consonnes sur ces rythmes n’est pas anodin. On ne rencontre pas une telle chance chez tous les compositeurs d’opéra, malheureusement !

Lorsque la facture est plus conventionnelle, par exemple…

Oh oui (rires) ! Pour ceux-là, il faut d’abord regarder les mots, ensuite inventer beaucoup de choses, et puis essayer de faire de la musique... J’aimerais beaucoup aborder Pelléas, car ce rôle est merveilleusement écrit, dans la même exigence, tellement précieuse.

Le fait de chanter enfant a déterminé le choix de cet avenir ?

En fait, la musique était omniprésente à la maison. Mon père écoutait toujours de la musique. Mais jamais de l’opéra. J’ai connu très tôt les grandes symphonies russes, les concertos du répertoire slave. Prokofiev et Chostakovitch m’ont bercé. J’ai joué un peu de violon. Vers l’âge de quinze ans, j’ai commencé le piano et, deux après, le saxophone. Et un jour, ma prof’ de piano s’est mis en tête que je pourrais peut-être avoir une voix pour chanter. J’ai préparé un petit air, je ne me souviens plus quoi. Et là, elle m’a présenté au professeur du Conservatoire de Graz et j’ai commencé. Cet enseignant m’a d’abord identifié comme une basse, mais comme le fa grave lui parut peu puissant, il en est revenu et m’a fait travailler les rôles de baryton-basse.

Vous saviez-vous déjà ténor ?

Je ne me suis pas immédiatement rendu compte de l’erreur de registre, mais rapidement j’ai constaté que je m’épuisais alors que sur l’aigu je n’avais pas de problème. Ensuite, je suis entré au Mozarteum, et le scénario s’est reproduit. Passés les diplômes, j’ai été engagé en troupe en Allemagne, et là j’ai commencé à chanter les rôles de ténor mais aussi parfois certaines parties de baryton – encore ! Puis j’ai été engagé, toujours en troupe, par Mannheim, puis par Nuremberg, deux maisons où j’ai beaucoup appris. À Nuremberg, j’ai pu approfondir les rôles lyriques, comme Ferrando, Nemorino, Fenton et Don Ottavio, par exemple, ou encore Pylade. C’était une vraie chance, aussi, que de pouvoir me confronter à ces rôles dans une maison qui n’est pas sous les projecteurs : si l’on n’est pas tout à fait prêt, personne n’ira l’écrire. On peut donc se mesurer, apprendre le métier. Après cela, il y a eu une période un peu plus difficile. D’autant que j’avais chassé mon agent (rires) ! Mais quelqu’un m’a entendu dans une production d’opérette, et les choses ont redémarré.

C’est écrasant de travailler Parsifal, dit-on…

C’est un grand rôle, mais on n’a rien sans rien, n’est-ce pas ? J’adore travailler. Ça ne me coûte rien, vraiment. Je suis un chanteur, alors je travaille mes rôles, ma voix, du matin au soir ; c’est comme ça. J’espère pouvoir mener une carrière qui monte pas à pas, qui ne me propulse pas si je ne me sens pas prêt. Ainsi je pourrai chanter longtemps, et c’est le plus important. Des rôles plus dramatiques m’attendent, je crois, mais ce sont des chaussures encore un peu grandes pour moi, aujourd’hui. Il faut laisser le temps au temps. Nous avons une autre expression pour dire ça : le vêtement est beau et grand, alors il faut grandir pour le porter un jour, mais on ne va pas grandir en un instant !

De quels rôles rêvez-vous ?

Je suis comme tous les chanteurs : j’ai des rêves (rires) ! Je parlais tout à l’heure de Pelléas, par exemple. On pense souvent que c’est un rôle assez léger, mais si vous vous penchez un peu sur l’orchestration de Debussy, c’est plus dense qu’on le croit. J’aimerais beaucoup chanter Tom, dans The Rake's Progress de Stravinsky. Les personnages brisés sont passionnants. Jamais je ne pourrai faire le Duc de Mantoue (Rigoletto), non ! Je me réjouis de bientôt faire Lenski (Eugène Onéguine). Peut-être qu’on pourra trouver cela moins brillant, mais c’est une musique magnifique écrite par un homme qui ne pouvait vivre ouvertement son orientation sexuelle, qui souffrait d’une relation compliquée avec sa mécène Mme von Meck, etc. D’ailleurs je trouve incompréhensible que certains violonistes jouent d’un ton conquérant son concerto ; ça n’a pas de sens.

Qu’est-ce que c’est, la voix ?

C’est le moyen de transmettre. Des émotions, une pensée, une époque, une façon d’être au monde, aussi. Et plus la voix est libre, plus elle peut transmettre. Avec la voix, le chanteur est ce qu’il a à chanter, au fond. Si l’on n’a rien à dire, alors il faut se taire. Beaucoup d’artistes chantent très bien du seul point de vue de la technique, mais c’est insuffisant. Être dramatique avec la voix, ce n’est pas projeter les sons à une fréquence stable, rien à voir avec le fait de hurler. La puissance pour la puissance conduit à la fermeture des oreilles, par instinct de protection (rires) ! Pour aborder les grands rôles dramatiques, pour les transmettre vraiment, il faut profiter de la vie, avoir connu les moments difficiles et les bons moments de la vie. Mais encore, la voix transporte celui qui l’écoute. Elle peut emmener quelqu’un dans le pays des contes, par exemple, ou dans une histoire qui n’est pas la sienne et qui cependant va le toucher. C’est la fonction de l’art que vous interrogez, au fond. Il ne s’agit pas de divertir mais d’élever, toujours, d’être soi-même meilleur pour aider le monde à aller mieux. Si seulement les politiciens comprenaient une chose aussi essentielle ! Malheureusement, ce sont les personnages les plus négatifs qui ont compris le pouvoir de la musique : pourquoi fallut-il laisser à Staline et à Hitler le privilège d’utiliser l’art, par exemple ? Si ces gens ont pu faire autant de mal en instrumentalisant l’art pour leur propagande, il est clair qu’on pourrait aussi faire énormément de bien. Or, l’accès à la culture, à la musique en particulier, n’est pas évident. Pourquoi ?

* lire notre chronique de Parsifal en version de concert, le 14 avril 2011 à Paris