Chroniques

par bertrand bolognesi

Zoltán Kodály
pièces pour piano

1 CD Budapest Music Center Records (2008)
BMC CD 143
La pianiste Adrienne Krausz joue Zoltán Kodály

Quoiqu’elle fasse une belle carrière internationale, la pianiste hongroise Adrienne Krausz demeure encore trop rare dans les salles françaises : ce fort beau récital au disque nous le fait dire avec autant de plaisir que d’amertume, au fond, car il faut bien avouer que notre scène pianistique se transforme de jour en jour en une plate-forme inepte où l’on fait défiler de tout jeunes musiciens aussitôt remplacés par de nouveaux, dans l’émotion du public comme dans le carnet de bal des programmateurs, tout cela sans suite, indifféremment. Et quand ce n’est pas le cas, elle se contente d’indécemment gonfler son jabot de coq en faisant exclusivement entendre les artistes français dont certains n’ont d’autre qualité… Heureusement, le disque vient tirer l’écoute de ce marasme empoisonnant.

On se souvenait de son jeu, découvert à la Cité de la musique il y a déjà quelques treize ou quatorze ans, aux côtés d’un prestigieux soliste qui n’en pouvait mais. Il y avait eu également un si beau programme Rachmaninov au Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon, peu avant… Retour aux sources, d’une certaine manière, pour Adrienne Krausz qui livre un récital entièrement consacré à la musique de son compatriote Zoltán Kodály. Encore n’est-ce pas si simple : en partant des pièces de jeunesse (la plus ancienne de ce menu date de 1905, son auteur a donc vingt-trois ans) marquées par la découverte et le grand engouement pour la musique de Claude Debussy, la pianiste conduit peu à peu l’écoute dans l’appropriation des procédés du Français et leur mariage à une inspiration « folkloriste » qui allait révolutionner la culture musicale de son pays.

Car de la Valsette de 1905, initialement conçue en ouverture des Pièces Op.3 et finalement éditée à part, aux Danses de Marosszék de 1927, un chemin tout personnel sera parcouru, où l’attache aux musiques ethniques prend le pas sur la fascination pour les « savantes », qu’elles aient été signées Debussy ou Ravel. En 1907, il écrivait une Méditation sur un motif de Claude Debussy, empruntant au Quatuor à cordes en sol mineur de ce dernier. Plus qu’une citation, on y verra une réminiscence dont l’interprète dessine admirablement les différentes ramures. Kodály publie deux ans plus tard ses Neuf pièces Op.3 tout imprégnées de cette influence-là. Leur personnalité nous fait cependant songer à cette phrase de Gide à un jeune écrivain qui, s’il parvenait à imiter à la perfection la manière de son auteur fétiche, ne serait jamais écrivain, sa façon à lui s’affirmant précisément dans cette différence à lui échapper. Entre méditation et fougue, cet opus impose une faconde Debussy-Bartók dont la pianiste souligne avec esprit les richesses.

Amorcées dès 1909 et terminées en 1918, Sept pièces Op.11 montrent la frontière au delà de laquelle Kodály devint celui qu’on connaissait. À l’inflexion plus farouche du Lento initial suit une Plainte sicule qui fréquente plus radicalement les préoccupations de Bartók. La délicate demi-teinte ménagée par Adrienne Krausz à « Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville » (Verlaine) – Allegro malinconico transmet une couleur incroyablement française où l’on peut quasiment suivre le poème dans l’égrènement pianistique. Et survient soudain Épitaphe, vraisemblablement écrit à l’annonce de la mort de Debussy. C’est dans cette page assez développée (plus de six minutes, ce qui paraît beaucoup au regard des autres) que le compositeur impose cette véhémence particulière et une spécificité hongroise qui feront désormais sa patte. Paradoxe : c’est à travers l’hommage qu’il s’affranchit définitivement. De fait, les trois derniers morceaux du recueil ne dérogent plus à l’inspiration hongroise, jusqu’à ce Rubato à la fois bartókien et lisztien qui déjà fait penser aux œuvres plus connues de Kodály.

Connues comme ?... comme les fameuses Danses de Marosszék, bien sûr ! Nous y voilà, l’imprégnation dans le ferment hongrois est alors incontournable. Sous les doigts d’Adrienne Krausz, l’exposition s’effectue dans une suavité indicible qui n’a d’égal que l’exquis raffinement de la dentelle ornementale au sein des accords. Mais plutôt qu’une suite de danses, la musicienne nous raconte une histoire, un de ces contes que tout le monde connaîtrait assez pour qu’on le puisse laisser secret. Voilà une interprétation brillante qui ne s’en tient pas à la virtuosité et cherche toujours plus loin – magnifique.

BB