Dossier

dossier réalisé par bertrand bolognesi
la-chaux-de-fonds (suisse) – 25 février 2012

Wagner en français
Les maîtres chanteurs de Nuremberg

version Alfred Ernst 1897

Samedi matin ensoleillé au bord du Léman. Après l’Alcina qu’on y vit la veille, nous quittons aujourd’hui Lausanne et gagnons La-Chaux-de-Fonds, via Neuchâtel. Une étroite navette gravit les falaises jurassiennes, menant bientôt à la capitale de la montre, ville natale du Corbusier. En ce 25 février, une neige grise siège généreusement sur les rives des avenues. Que vient-on faire sous ce bas ciel blanc, vers où conduisent les couloirs sculptés dans une poudreuse qu’un gel nocturne a croûtée sur les trottoirs ? C’est qu’à huit heures et quart, Laurent Gay lève la respiration des jeunes gens de l’Orchestre de la Haute École de Musique de Genève (HÉM) qu’il engage bientôt dans le prélude mélancolique du troisième acte des Meistersinger von Nürnberg – plus précisément des Maîtres chanteurs de Nuremberg, puisqu’il s’agit de jouer ici, au Théâtre L’heure bleue, un extrait de la version française du célèbre ouvrage wagnérien.

Les maîtres chanteurs de Nurtemberg, de Wagner, en français à l'Amphi' Bastille
© mirco magliocca

Vous avez bien lu : c’est en français qu’on entend Wagner ce soir. Encore faut-il vous dire qu’il n’y a guère si longtemps que l’on respecte la langue originale des opéras, et ce pas seulement en France mais aussi dans toute l’Europe. Ainsi nos grand-mères entonnaient-elles Sur la mer clamée, par exemple… allez-donc leur parler d’Un bel di vedremo !

On pourra plus ou moins nettement distinguer trois phases dans la relation des maisons d’opéra avec la langue des ouvrages représentés : une fin de XIXe siècle qui, soucieuse d’assurer une compréhension directe au public local, usa de traductions, cette pratique se prolongeant jusqu’après la Seconde Guerre Mondiale ; s’ensuivirent près de quatre décennies à chanter tout « dans le texte », dans une salutaire volonté d’obéissance à la prosodie imaginée par chaque compositeur – ce qui induisait un public parfaitement informé des intrigues et arguments (si ce n’était de la musique elle-même), voire polyglotte – ; un aujourd’hui amorcé à la fin des années 1980 qui développa le recours au surtitrage, enfin, solution réunissant les avantages des deux précédentes. De fait, quand ce n’est pas chez nous qu’on les rencontre – on se souvient d’un Château de Barbe-Bleue (Bartók) en allemand plutôt qu’en hongrois, à Marseille… en 2004 ! –, d’autres lieux entretiennent certaines habitudes, comme la Komische Oper de Berlin qui donne tout en allemand (même Carmen et Traviata).

Ainsi des ces Maîtres chanteurs de Nuremberg, montrés pour la première fois à Paris en 1897, au Palais Garnier, alors que toute l’Europe musicale brûlait d’une impressionnante fièvre wagnérienne. Wagner, oui, mais pas encore en langue étrangère, et moins encore dans celle de « l’ennemi héréditaire »… C’est en passionné convaincu qu’Alfred Ernst s’est ingénié à concocter les versions françaises de plusieurs opus du Saxon bavarois. Outre celle-ci, le public d’alors lui dut Tristan et Iseult, Parsifal et les quatre épisodes de L’anneau du Nibelung. De fait, Ernst ne se contente pas de cette tâche en soi déjà fort importante : il tient chronique dans la Revue wagnérienne (mensuel qui parut de février 1885 à juillet 1888) où il fait aussi éditer quelques articles de fond (Les origines mythiques de la tétralogie, Le wagnérisme en 1888, etc.), et publie par ailleurs plusieurs essais sur le sujet, tels Richard Wagner et le drame contemporain (Librairie moderne, 1887), L’art de Richard Wagner en deux tomes (L’œuvre poétique, L’œuvre musicale, Plon 1893 et 1898) ainsi qu’une Étude sur Tannhaeuser [nous respectons l’orthographe alors choisie] (Calmann-Lévy, 1895). Voilà Die Meistersinger von Nürnberg entre de bonnes mains.

Deux jeunes historiens, tous deux diversement attachés à l’HÉM de Genève, sont à l’origine du projet qui nous occupe aujourd’hui et que vous découvrirez à Paris, à l’Amphithéâtre Bastille les 30 et 31 mars. Professeur d’histoire de la musique au CNSM de Paris, Rémy Campos contribue souvent aux parutions des éditions Symétrie – Félix Mayol dans la Grande Guerre (in La Grande Guerre des musiciens, 2009), Blanche Selva interprète (in Blanche Selva, naissance d’un piano moderne, 2010) – et a publié plusieurs ouvrages : Entre curiosité et militantisme, la Société des concerts de musique vocale, religieuse et classique du prince de la Moskowa (1843-1847) (Klincksieck, 2000), Instituer la musique (Université de Genève, 2003) et L’Analyse musicale, une pratique et son histoire (Droz, 2009) avec le musicologue et chercheur Nicolas Donin.

le compositeur allemand Richard Wagner photographié à Paris en 1869
© dr | wagner en 1869

Enseignant l’histoire à l’Université de Rouen, Aurélien Poidevin a signé avec Rémy Campos l’article Le prix de Rome, concours d’entrée des compositeurs dans la profession ? (in Le Concours du prix de Rome de musique (1803-1968), Symétrie, 2011) et le livre La scène lyrique autour de 1900 (L’œil d’Or, 2012). Il se spécialise dans l’histoire culturelle, sociale et administrative de l’Opéra de Paris au XXe siècle. Outre d’avoir été associé aux expositions La modernité à l’Opéra : Jacques Rouché (2007), Les Ballets russes (2009) et L’ère Liebermann (2010) dont il est un des commissaires [lire notre chronique], Aurélien Poidevin fut également machiniste au Palais Garnier, ce qui lui valut une approche « du dedans » du vaste atelier de la scène. Il collabore aux ouvrages Quand l'Opéra entre en Résistance (L’œil d’Or, 2007) et Opéras russes à l'aube des ballets russes, costumes et documents 1901-1913 (Éditions du Mécène, 2009).

À la Bibliothèque-musée de l’Opéra (BnF), ils ont pu rassembler de nombreux et précieux documents qui permirent non seulement de mesurer l’impact de la première parisienne des Maîtres chanteurs à Paris, mais aussi d’en imaginer la reconstitution partielle. Si la somme de documents étudiés autoriserait de remonter tout le spectacle de 1897, en présenter un fragment occasionna tant d’heures de travail que ce choix paraîtra sage. Car il ne s’agit pas seulement – si l’on peut dire – de restaurer ou de recréer les toiles peintes et de confectionner les costumes selon leur modèle d’alors, encore faut-il intégrer la rhétorique gestuelle de l’époque, ses codes et ses manières, l’occupation de l’espace et les effets d’une certaine lumière. À l’HÉM déjà citée ont prêté main forte l’Opéra national de Paris, la Bibliothèque-musée de l’Opéra (BnF) et le Centre National du Costume de Scène de Moulins, en partenariat avec la Haute École Spécialisée de Suisse occidentale (HES.SO), le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française de Venise) et le Lycée Jules Verne de Sartrouville.

C’est en s’appuyant sur des traces historiques très précises que naquit l’idée de constituer un plateau de voix jeunes, comme cela se pratiquait à l’époque, moins précautionneusement que de nos jours mais sans imprudence sans doute. Aussi entendrez-vous, autour du Sachs plus mûr (comme il se doit) de Didier Henry, le ténor italien Valerio Contaldo dans le rôle de Walther, le soprano suisse Leana Durney dans celui d’Eva, tandis que l’Espagnol Marcos García Gutierrez, baryton souple, campera un truculent Beckmesser.

À Paris, la formation chambriste de fosse (orchestration de Boris Freulon, Leonard Ganvert et Mari Yoshida) laissera place à un piano, tenu par Anne Le Bozec. Voilà qui promet de s’accorder avantageusement à l’aspect fragmentaire de la chose. Le metteur en scène Alain Zaepffel s’est chargé de faire vivre ce tableau d’ouverture du dernier acte. Et, comme nous à La-Chaux-de-Fonds, le savoir-faire d’une époque et son art jusqu’au-boutiste ne manqueront pas de vous frapper. La maison d’Hans Sachs est figurée par une toile peinte à laquelle se rapportent des éléments en reliefs, comme un escalier ou un chambranle (outre le mobilier, bien sûr). Le regard aurait fort à faire que de tâcher de séparer le dur du trompe-l’œil, sous la lumière choisie de Sylvain Blondeau. Encore devez-vous savoir que ladite toile fut peinte jusqu’en ses angles morts – c'est-à-dire les amorces qui ne sont pas visibles depuis la salle –, et même au verso, dans un soin qui crée l’environnement, pour ainsi dire, qui, rien qu’à le voir, concentre les chanteurs avant leurs entrées. Et si quelques mélomanes lyricophiles, quand ce ne sont pas les critiques eux-mêmes, s’écrient trop souvent à l’encontre de certaines scénographies à leur paraître (à tort ou à raison) « de grand papa » qu’elles renoueraient scandaleusement avec le temps les toiles peintes, il est à parier que de toiles peintes ils ne virent guère…

Pourquoi cette résurrection ?

Parce qu’elle permet de mieux comprendre le chemin parcouru jusqu’aux productions contemporaines, avec des moyens techniques plus sophistiquéeset met en évidence que les problématiques posées par tel ouvrage rencontrèrent des solutions parfaitement valides avec d’autres ressources qu’on se gardera d’estimer rudimentaires. Il ne s’agit ni de se repaître d’une attitude passéiste ni de jauger le passé pour se sentir mieux dans le présent, mais simplement de goûter une ancienne et riche façon de faire de l’opéra. Sage décision que d’avoir choisi un tableau de la comédie de Wagner : jouer une reconstitution intégrale du spectacle de 1897 aurait vite lassé, incontestablement. Dans cette forme, la proposition s’avère idéalement équilibré à des yeux du XXIe siècle.