Chroniques

par bertrand bolognesi

Un sillage sur la mer
un portrait Abbado – Nono – Pollini

1 DVD TDK (2006)
DWV-DOCNONO
l'amitié entre trois musiciens de notre temps : Abbado, Nono et Pollini

Voyageurs, il n'y a pas de chemin / On ne peut que marcher / Voyageurs, il n'y a pas de chemin / Seul un sillage sur la mer (Antonio Machado)

Un sillage sur la mer, voilà le titre choisi dans ce poème par Bettina Ehrhardt pour le film qu'elle a réalisé avec Wolfgang Schreiber sur l'amitié entre trois musiciens de notre temps : le pianiste Maurizio Pollini, le chef Claudio Abbado et le compositeur Luigi Nono. Après le claquement d'une vague sur un quai de la Sérénissime, un chœur de Nono se suspend tranquillement aux flots, plaçant dès l'abord ce film dans l'insaisissable.

C'est à une répétition du Concerto Op.54 de Schumann à Carnegie Hall que l'on rencontre les deux interprètes. L'intérêt de montrer un large extrait de ce moment est de suggérer que Maurizio Pollini, un artiste qui défend la musique de Nono, joue également parfaitement un Concerto du passé, que mener une carrière au service des grands classiques n'est pas du tout antagoniste avec l'exploration et le dévouement à la création, ce dont on informe trop peu le public – il y aurait des interprètes de musique contemporaine, formant une sorte de monde à part, etc. Claudio Abbado répète ensuite Pelleas und Melisande de Schönberg, dans le cadre de ce même concert avec le Berliner Philharmoniker à New York. Et le lyrisme qu'il laisse s'y déployer emporte l'enthousiasme au point de donner envie d'écouter et voir ce concert plutôt qu'un documentaire qui, au bout du compte, s'avère relativement hermétique.

Car avant une bonne demi-heure, partant que le reportage dure cinquante-huit minutes, l'on n'y apprend rien ou à peu près, confronté à un fourre-tout irraisonné où les incursions de la musique de Nono surviennent toujours comme une bizarrerie. Il faut supporter cette moitié de film qui ne fait dire aux artistes que des lieux communs pour approcher à peine le propos avancé, par la répétition de …Sofferte onde serene… de 1976, nous valant enfin un embryon d'analyse - un bien grand mot, en réalité ! Heureusement, Pollini dira des choses passionnantes sur l'engagement politiques de Nono, son engagement esthétique, l'un n'allant pas sans l'autre. L'évocation des années soixante, très tendues pour l'Italie qui craignait continuellement qu'un coup d'état néo-fasciste, comme en Grèce, mette les généraux au pouvoir, permet de situer le credo de Nono : créer un nouveau modèle qui lie musique et société.

Plus le film avance, plus on rencontrera quelques explications sur l'œuvre et le parcours du compositeur. À partir d'anecdotes sur sa vie, son quotidien, l'île d'ouvriers où il est né, la rencontre avec Nuria Schönberg (qu'il épousera), à Hambourg, lors de la création de Moïse und Aaron en 1954, on arrivera pas à pas jusqu'au Prometeo. Les témoignages de Nuria Nono sont touchants parce que totalement investis d'un amour qui perdure, comme le montre le rayonnant sourire avec lequel elle raconte les lettres que Gigi lui envoyait de Venise après leur première rencontre, et même la façon de travailler du compositeur – qui s'isolait, ne voyant que très peu sa famille, restant parfois plusieurs semaines sans échanger une parole. Sur d'impressionnantes vues de San Marco, l'on effleure la Tragédie de l'écoute, menant à une succincte présentation de André Richard (spatialisation). Puis nous plongeons dans le Projet Pollini de Salzbourg avec la répétition de madrigaux de Marenzio pour un programme mêlant ce répertoire à des œuvres de Nono, pour « mettre de l'huile dans les rouages du cerveau », dit le pianiste.

Enfin, non sans émotion, Abbado s'exprime sur la passion de Nono pour la musique de Mahler, la naissance d'un son dans le début de la Première Symphonie, mais aussi l'Adagio de la Dixième ou toute la Neuvième, symphonie de mort : « Je pense que, dans la musique de Nono comme dans celle de Mahler, le silence est extrêmement important. Prenez le dernier mouvement de la 9ème, ce moment de silence avant la mort, comme si le silence devenait lui-même la mort ; c'est la même chose chez Nono, par sa musique qui tourne dans l'espace, disparaît lentement dans un silence qui dure, sans limite ».

Peut-être plus efficace que tout cela, un bonus d'un quart d'heure nous offre de voir Maurizio Pollini jouer en concert …Sofferte onde serene…, dans une passionnante concentration où l'on constate comment le piano et la bande se font ombre l'un de l'autre. De quoi sainement oublier un film maniéré et prétentieux qui passe à côté de son sujet.

BB