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Chroniques
Sylvie Bouissou
Jean-Philippe Rameau
Alors qu’ils connurent eux aussi quelques désaccords, l’Encyclopédiste Jean Le Rond D’Alembert témoigne de son estime pour Jean-Philippe Rameau (1683-1764) en regrettant les tracas que connut l’auteur incompris des Paladins [lire notre critique du DVD] : « tous les petits moyens que l’ignorance et l’envie savent si bien mettre en usage contre ce qui leur nuit ou leur déplaît sont employés pour perdre ce dangereux novateur » (De la liberté en musique, 1759). Comment le musicien français, quasiment anonyme durant près de quarante ans, fut-il ensuite « longtemps persécuté avec acharnement » (Grimm) par « des ennemis cruels » (Voltaire) ? C’est ce que cette monographie invite à (re)découvrir.
Fils d’un modeste organiste dijonnais qui approche la « bonne société » en lui dispensant des leçons de clavecin, c’est naturellement que Jean-Philippe en vient à maîtriser plusieurs instruments, à l’instar de Bach. Premier de sa lignée à bénéficier d’une éducation institutionnelle, il découvre le théâtre chez les Jésuites (« j’ai suivi le spectacle depuis l’âge de douze ans »), mais abandonne ses études suite au décès de sa mère. À quinze ans, grâce à l’orgue, il gagne quelque argent pour aider sa famille et trouve à dix-huit un poste de « maître de musique » qui l’oriente vers l’écriture de pièces instrumentales, de motets et de cantates. Rameau s’installe à Paris de façon temporaire – en 1706, l’année où paraît son Premier livre de pièces de clavecin – puis séjourne ensuite à Dijon, Lyon et Clermont-Ferrand, jusqu’en 1722. Le retour à Paris s’effectue avec une idée fixe : trouver un bon librettiste et s’engager dans la conception d’opéras, même sans poste officiel ni charge régulière. Avec son expérience « des cantates, des divertissements, et mille autres bagatelles de cette sorte qui nourrissent l’esprit », il ne doute pas de réussir.
Dans son cas, les cantates profanes Médée, Thétis ou Orphée servent d’antichambre aux livraisons méconnues pour les Foire Saint-Germain et Foire Saint-Laurent – de L’endriague (1723) à La rose (1744) –, puis aux tragédies révisées pour l’Académie Royale de Musique – Hippolyte et Aricie (1733/1757), Castor et Pollux (1737/1754), Dardanus (1739/1744), Zoroastre (1749/1756) et Les Boréades (1763). Il faut ajouter les projets contrariés (Samson, Pandore, Linus) et ceux qui concernent le ballet – Les Indes galantes (1736), Platée, Les fêtes de Polymnie (1745), Naïs (1749), etc. –, la pastorale, etc.
« Dangereux novateur », Rameau l’est de par une vingtaine d’ouvrages théoriques et pédagogiques qui le fâchent avec des confrères influents, tel Montéclair dont il remet en cause les convictions. On se saisit de ce penchant dogmatique pour appréhender ses œuvres lyriques comme celles d’un froid mathématicien, alors que ses audaces servent souvent la fantaisie. Quant à eux, les partisans de Lully ne pardonnent pas son italianité (virtuosité vocale de Dardanus, par exemple) ou raillent ses autocitations. S’il prend parfois du recul, Rameau refuse toujours d’adhérer aux règles anciennes, allant jusqu’à défendre l’idée que la musique aurait valeur de modèle pour les sciences, voire pour l’univers (1749).
Directrice de recherches au CNRS, Sylvie Bouissou analyse les succès et les naufrages de ces ouvrages scéniques au sein d’un chapitre central que suivent Rameau, compositeur du roi (1745-1764) et Rameau, « artiste philosophe », lequel fait une place à part aux pensées théoriques. Son portrait d’un trublion hors-norme, actif jusque dans la vieillesse, ne manque pas de détails, parfois même trop pour qui veut juste une « vue d’ensemble », sans généalogie des Rameau, vie des mécènes et livres de comptes. On peut aussi reprocher le manque de fluidité chronologique consécutive à la cristallisation de thème (le clavecin, les écrits, etc.) qui oblige à des répétitions de contexte, voire de citations (celle de D’Alembert citée plus haut). Malgré ces réserves, cet ouvrage qui foisonne d’illustrations musicales et d’annexes s’impose comme indispensable à tout Ramoneur.
LB